mercredi 1 octobre 2008

Hillgate's Manor

Journal de Gérald Van Hoostens, mercredi 30 juin 1837
Nous sommes enfin arrivés à Highgate. Notre voyage depuis New Millford fut long et pénible. Plusieurs heures de ferry dans des salons inconfortables, puis de voiture commune sur des routes abominables et enfin trente minutes de chevauchée dans un fiacre à ciel ouvert à travers une lande dure et froide. Nos bagages suivaient par le ferry et ensuite le train. Nos domestiques étaient chargés d'en exécuter le transport jusqu'à Hillgate's Manor. La vision depuis la demeure d'André est surprenante : une falaise impressionante donnant sur une mer tumultueuse baignant à droite les plages d'un petit village portant le nom hospitalier de Fairy Ring. André semble s'être remis du décès d'Hélène. Je n'aurais voulu le laisser seul dans cet état. Il paraît encore quelque peu souffrant mais donne de nouveaux signes de rémission parfaitement rassurants. J'ai eu tellement de mal de le voir ainsi souffrir que j'ai décidé de le suivre dans son périple sur la terre de ses ancêtres.

Journal d'André Hunt, mercredi 30 juin 1837
Nous sommes enfin entrés en possession de notre manoir. Deux siècles de vie semble pourtant avoir légèrement terni les façades sombres et lépreuses de Hillgate's Manor. IL faudra une bonne couche de renouveau pour assurer un train de vie acceptable aux miens. La perte d'Hélène me trouble un peu moins chaque jour. Gérald s'occupe bien de moi, j'ai de la chance de l'avoir comme ami depuis plus de douze ans. Je n'aurais pas cru devoir rester seul après la mort de ma femme à seulement 38 ans, priant pour réussir l'éducation de deux filles adolescentes au caractère bien trempé. Eloïse était venue habiter avec moi tandis qu'Elisabeth était restée sur le continent avec ma mère. Eloïse me semblait encore trop jeune pour être séparée de son seul parent encore en vie. Isobel nous a accompagnés. Bien qu'elle s'en défende, je suis certain qu'elle le fait pour la mémoire de ma femme et non pour ma fille ou moi-même. La maison est celle de ma famille depuis 1652, date de sa fondation sur les constructions antérieures d'une grange dîmière. C'est Charles Walter Hope qui en fit les frais : daux années complètes de travaux et trois morts parmi les ouvriers. La demeure est imposante et austère. Les meubles me semble vieillots, mais sans doute étaient-ils au goût de mon cousin Andrew. C'est sa branche qui gardait la maison jusqu'à sa mort en avril passé. Il se serait pendu dans sa bibliothèque. Pourquoi ? Le notaire ne m'en a pas dit mot, mais je le soupçonne de ne pas vouloir en dire trop de peur de me blesser.

Journal d'André Hunt, mercredi 30 juin 1837
Vingt heures trente-sept. Nous sommes assis dans le salon de notre actuel foyer familial. Gérald a préparé le thé comme à son habitude et est venu s'installer sur le sofa à mes cotés pour écrire son propre journal. Je connais son amitié particulière et la sérénité qu'il me voue. Mais sans lui en tenir rigueur, je ne peux m'offrir à lui sans autre garantie qu'une amitié indéfectible. J'ai exploré la maison quelque peu depuis notre arrivée. Au rez de chaussée deux salons, une bibliothèque ronde, deux volées d'escaliers et une cuisine assez vaste pour y faire tenir une demi-douzaine de domestiques. Au premier étage, quatre chambres, deux salles de bain et deux boudoirs. Les autres étages sont respectivement les bureaux de feu mon cousin et les logements de ses domestiques. Aussi étrange que cela paraisse, aucun d'eux n'a souhaité rester à notre service et tout ce petit monde s'en est allé loin de ces cieux si favorables. Je ferai installer les affaires de ma société directement dans les bureaux du deuxième avec l'aide de Gérald qui est un administrateur chevronné.

Journal de Gérald Van Hoostens, vendredi 02 juillet 1837
Deux jours que nous sommes établis à Hillgate. Les habitants du village voisin sont peu locaces et ne semblent pas enclin à nous adopter en qualité de nouveaux propriétaires. Le notaire nous avait prévenu de leur rudesse mais elle dépasse pourtant toute limite. André s'est remis dans ses affaires textiles. Il calcule durant des heures, descend pour s'offrir un café ou un gâteau, puis remonte dans son antre. Il paraît heureux et vivace. Eloïse est sortie hier matin et a rencontré un jeune garçon du voisinage : Arthur Helling. Il semble parfaitement respectable même si son extraction sociale n'est certes pas aussi profitable que la nôtre, il travaille comme métayer à la ferme des Alouin, à Fairy Ring. André ne l'a salué qu'à peine. Il semble abasourdi par cette soudaine amitié et par les risques qui en découlent. Il se sent vieux papa poule à l'instant où sa fille chérie cherche à quitter le nid. C'est pourtant de son âge. Elle devra faire sa vie.

Journal d'André Hunt, samedi 03 juillet 1837
Je redoute des vols. La maison est grande, riche et profitable à tout qui se sentirait l'âme d'un voleur. Gérald me certifie qu'il n'en est rien, mais l'attitude de cet étranger envers ma petite fille me rempli de craintes. Je n'aime pas ses airs de cul béni. Trop sérieux pour un garçon de dix-huit ans. Ca ne trompe pas. Demain, je ferai refermer les grilles extérieures du parc à l'aide de forts cadenas. Je comprends l'inquiétude de feu mon cousin pour sa maison. Nous ne sommes entourés ici bas que de crapules, de voleurs, d'ordures prêtes à tous les vices. Je sais cela, j'ai lu le journal d'Andrew. Il me faudra faire attention si je ne veux pas finir comme lui. Demain, nous irons en pic-nic sur la côte. Cela remontera le moral de ma jolie Eloïse, elle en a bien besoin.

Journal de Gérald Van Hoostens, samedi 03 juillet 1837
J'ai pris connaissance des écrits d'Andrew Hunt. Je fouillais dans le vieux bureau poussiéreux de la famille de André lorsque je suis tombé sur des liasses de papiers sans fin et sans but. Il s'y gaussait de crimes apparemment impossibles, de chants horribles entendus dans les profondeurs de la terre et de vandalismes impunis. Je devrais en parler à André. Il semble effectivement éprouver des sentiments semblables envers les jeunes de la région. Hier, il a chassé trois jeunes hommes qui passaient par les champs pour rejoindre le village. Je suis descendu au bourg aujourd'hui. Mauvais accueil. Les habitants semblent éprouver crainte et dégoût pour notre demeure. Ils s'en détournent au point qu'il nous est difficile de trouver de bons domestiques dans les environs.

Journal d'Eloïse Hunt-Baudoul, samedi 03 juillet 1837
Papa a tort. Arthur est un garçon brillant et joyeux. Il connait toute la région et travaille fort pour obtenir une belle maison et assez d'argent pour s'offrir des vacances en Europe. Papa semble penser qu'il vient saccager la maison, mais ce n'est pas vrai. Il vient pour moi, je le sais. Aujourd'hui, nous avons fait un tour à pieds dans son village. Les vieux m'ont parlé de Hillgate. Ils disent qu'ils ne se rendraient au domaine pour rien au monde, qu'oncle Andrew était fanatique et maladif et qu'il s'était rendu coupable de nombreux crimes. Ils souhaitent voir mon père quitter l'endroit pour de bon.

Journal d'André Hunt, dimanche 04 juillet 1837
Hillgate est sain et sauf. J'ai fait fermé les grilles et le parc est surveillé chaque jour et chaque nuit par un garde que j'ai fait venir spécialement de Northampton. Il est vif et diligent. Gérald est une vraie perle. Il s'en est tiré avec déférence dans nos affaires urgentes. Les industries se portent à merveille et les nouveaux clients ont pu être livrés à temps. Quelle joie pour moi de pouvoir enfin rénover cette grande demeure. Des artistes d'intérieur de Brigham sont venus nettoyer et repeindre l'entièreté de la demeure. Tout embaume la peinture industrielle, mais ceci est un pis pour un mieux, j'en suis certain. J'ai fait réouvrir les anciennes portes de la bibliothèque privée d'Andrew. Elles avaient été bloquées et recouvertes de papier peint. J'ai trouvé une somme intéressante de bouquins apparemment assez vieux, sans doute même autant que la maison. Certains sont écrits de la main même de notre ancêtre, Charles Walter Hope. Un homme cultivé ayant fuit son pays pour rejoindre des colonies plus avantageuses. Comme je lui donne raison. Le pic-nic fut bienvenu et Gérald s'est enfin décidé à me faire quelques révélations dont je soupçonnais l'existance depuis notre jeune époque. Je ne peux l'en blâmer, lui qui durant tout ce temps est resté mon fidèle secrétaire et ami. Je ne sais que lui répondre car l'amour d'Hélène reste gravé en moi comme sur du marbre. En même temps, j'éprouve pour lui une amitié particulière qui me porte à l'épauler chaque jour un peu plus. Eloïse semble plus sereine. Elle n'a plus dit un mot sur ce jeune bellâtre libidineux, mais je sens confusément que le sujet reviendra bientôt sur la table. Je devrai me montrer ferme et ne pas céder une miette de terrain. C'est dur, je le sais parfaitement, mais je le ferai pour le bien extrême de notre famille et de ma fille tant aimée.

Journal de Gérald Van Hoostens, lundi 05 juillet 1837
Je remercie le ciel d'avoir enfin trouvé le journal intime de Miss Daisy Welwood, la gouvernante de Hillgate durant ces douze dernières années. Je ne sais exactement ce qu'il est advenu d'elle et je ne souhaite pas le savoir. Elle décrit une vie faite de mépris, d'horreurs sans nom, de cruauté et de vices. Andrew était de loin l'être le plus abject que j'ai découvert. Je ne sais si je dois en parler à André. Il semble tellement heureux de vivre ici. Vingt heures trente-cinq. Je suis dans le salon. André est couché sur un sofa et semble dormir paisiblement. J'ai découvert dans la cave un renfoncement qui semble s'étendre sous la maison, mais il faisait trop noir pour en faire la visite maintenant. J'en ai fait la confidence à Isobel, mais après réflexion, celle-ci a préféré nous quitter pour toujours. Tout a disparu : ses valises, ses affaires, ses livres, ses meubles. J'en ai parlé à André qui m'a dit qu'elle souhaitait nous quitter depuis deux ans et que les derniers jours lui avaient été peu favorables. Il l'avait dès lors congédiée sans autre forme de procès. J'en doute.

Journal d'Eloïse Hunt-Baudoul, mercredi 07 juillet 1837
Vingt-et-une heures quarante. Papa m'a congédiée dans ma chambre pour être rentrée si tard. Je m'en fiche. Demain je ne serai plus là. Arthur m'a montré un ancien souterrain qui serpente hors de Hillgate et aboutit dans une grotte naturelle derrière le lac. Nous partirons demain soir pour le village. Pap aura beau m'y chercher, j'ai pris ma décision. Je fuis pour ne jamais revenir. Il est devenu froid, maigre, acide. Quand il parle, il agresse les autres personnes. Même Gérald, et pourtant, même moi je sais qu'il en est secrètement amoureux. Je ne lui en veux pas. J'ai voulu en discuter avec lui, mais il s'est fermé comme une huitre et je n'ai rien pu en sortir.

Journal d'Eloïse Hunt-Baudoul, jeudi 08 juillet 1837
Arthur a disparu. Il est resté introuvable toute la journée. Ses patrons ne comprennent pas et se sont lancés à sa recherche. Même mon père nous a aidés. Je l'ai peut-être mal jugé. Seize heures cinquante-deux. Arthur est en vie, il se repose dans une chambre de la maison. On l'a retrouvé inanimé dans la grotte. Il s'est réveillé et a hurlé des chsoes incompréhensibles sur des êtres venus de la mer et puis est retombé dans un profond sommeil. J'ai peur. J'ai écrit aujourd'hui à Elisabeth et à grand-mère pour les prévenir d'un danger plus grand que la peur elle-même. Gérald m'a promis de parler avec mon père. Il est monté le rejoindre dans la bibliothèque secrète, celle où l'oncle Andrew s'est pendu.

Journal de Gérald Van Hoostens, jeudi 08 juillet 1837
Vingt-trois heures douze. Je suis assis à mon secrétaire. J'ai eu une discussion avec André qui s'est terminée fort tard. Nous avons pu nous expliquer de quelques sujets épineux et finalement, n'y tenant plus, je l'ai embrassé. Il a sourit et m'a demandé de le rejoindre vers deux heures dans sa chambre. Apparemment, je me suis trompé sur son compte. Il tenait beaucoup à privilégier nos relations. Tant et si bien qu'il en devenait morose. Demain, je discuterai avec Eloïse. Elle aussi a le droit de savoir. Je vais me reposer un peu et puis rejoindre André dans sa chambre. Enfin ! Une excitation sourde et profonde s'est emparée de mon être. Je flambe d'envie.

Journal d'André Hunt, vendredi 09 juillet 1837
Gérald était mon ami. Quel dégoût s'est imposé en moi. Il a tenté de me séduire, prétextant je ne sais quelle amitié entre nous et n'importe quelle relation sexuelle que nous aurions eu étant enfant. Je ne comprends pas. Van Hoostens n'est que mon secrétaire et ses accès de sexualité effrénée envers moi me rebute. Il s'est couché dans ma couche cette nuit et m'a presque violé. Lorsque je me suis débattu, il s'est excusé en m'expliquant qu'il s'agissait de ma propre volonté. Quelle infâmie. Je l'ai chassé sur le champ. Il n'est plsu reparu depuis, sa chambre est vide et toutes ses affaires ont disparu. Bonne affaire. Mais quelle pitié cela sera de lui trouver un bon remplaçant. Ce n'est pas facile de nos jours de trouver des domestiques valables qui ne s'égratignent pas au moindre accès de mauvais humeur, souvent du il faut bien le dire à un manque flagrant de connaissance et de tact du personnel. Le jeune homme dont ma fille s'est éprise semble aller mieux. Je l'ai veillé une partie de la nuit. Il est assez beau garçon dans son genre, bien que fort peu charpenté. C'est étrange pour un simple garçon de ferme.

Journal d'Eloïse Hunt-Baudoul, dimanche 11 juillet 1837
Il faut fuir. Gérald a disparu et papa prétexte des choses abominables contre celui qui fut son seul et unique ami durant près de trente ans. Aujourd'hui, j'ai surpris mon père veillant Arthur. Mon fiancé était allongé complètement nu sur le lit et mon père le carressait et l'embrassait. J'ai hurlé et je suis à présent enfermée dans ma chambre sans sortie, sans eau, sans nourriture. J'espère pouvoir sortir et aider Arthur à sortir d'ici. Cette maison est diabolique, c'est à peine si je reconnais papa. Il va y avoir un drame si je ne parviens pas à fuir. Puisse ma lettre arriver rapidement chez grand-mère.

Journal d'André Hunt, dimanche 11 juillet 1837
Je ne comprends pas. Alors que je sanctifiais le corps de mon amant cet après-midi dans la chambre que je lui réserve, une domestique est entrée en hurlant et a tenté de me frapper. Je l'ai empoignée et l'ai enfermée immédiatement dans la tour d'angle. Pas question qu'elle en sorte. Elle saura vite fait qui commande dans cette demeure. J'ai chassé les autres habitants. Ils ne sont pas capables d'assurer un service de qualité. J'aurai bientôt d'autres serviteurs qui peupleront ce domaine pour l'éternité. Il me l'a promis, Il me l'a certifié. Demain, je vais me rendre au sanctuaire et verser le sang de l'innocent sur les marches du bas. Plus que quelques heures à attendre et finalement cette terre sera à nouveau bénie par Lui. Quelle joie pour moi ! Je me sens d'excellente humeur et le corps de mon amant me tente de plus en plus. Je le sais endormi, mais je ne pourrai résister à l'attraction. Je rêve de serrer son corps charnel et sa beauté sexuelle contre ma bouche.

« Voici les extraits des journeaux retrouvés sur le corps d'André Hunt plus de quatre mois après sa mort. Celle-ci reste toujours suspecte. On a retrouvé les corps de Gérald et Isobel nus et déchiquetés dans une partie inoccupée de la cave. Ma tante Eloïse est morte de privation dans la tour du domaine. Je ferai clore cette pièce à tout jamais dès mon arrivée. Seul le corps d'Arthur Helling est resté introuvable. Et sa famille n'a jamais réclamé la moindre recherche. Grand-père était bien à l'endroit prévu : dans la grotte. Les policiers alertés par maman l'ont retrouvé égorgé sur les marches descendant vers la falaise et les remous de l'océan. Il se serait éliminé lui-même. Bien sur, ce sera difficile de prouver quoi que ce soit après autant d'années. Je compte donc bien rejoindre Hillgate ce mardi. Seize ans sans existance ont du faire de ce vieux château une ruine qu'il faudra patiemment reconstruire avant l'arrivée de maman. J'ai engagée un jeune homme du pays pour m'y aider. Nous avons conversé par lettre. Il est garçon meunier au moulin de Fairy Ring. Et il paraît fort sympathique. Il a offert de me montrer le pays avant l'arrivée de maman. Il m'a parlé de choses à faire rougir un albinos. Je sens que nous nous entendrons bien durant l'absence de ma mère. Par contre, selon lui, grand-père avait raison sur un point : la région est dangereuse. Il faudra veiller à sécuriser la maison ! »

Jonathan Vermisse, 1853, North-Vermouth, hôtel Illingham

Un récit de DorianGray