mercredi 1 octobre 2008

Louise

Septembre 1938. La pluie détrempait tout. Nous étions quatre, debout, face à ce trou béant et fangeux. Quatre vieux messieurs aux tenues plus ou moins élimée, reniflant et crachant sous une pluie battante avec moins que rien comme prétention. Quatre coeurs déchirés et autant de peines inconsolables. Nos pieds pataugeaient dans ce marasme terreux depuis vingt bonnes minutes.

Elle arriva enfin. Une vieille charrette tirée par l'âne cagneux du meunier. Une vieille charrette poussive, à peine décorée de noir ou de bordeaux, chargée d'un petit cercueil en sapin. Il n'avait pas du coûter bien cher, mais il ne fallait certainement pas compter sur Madame pour dépenser plus que de raison. J'aurais bien aimé avoir plus d'argent moi-même pour y mettre une fleur, mais à mon âge ce qu'on possède est souvent ce qui nous attend de l'autre coté. Je me suis tourné vers Edgard et je lui ai rendu cet air triste et pathétique qu'il arborait depuis quatre jours.

Louise aurait aimé sans doute une présence religieuse ,mais le curé devait l'imaginer autrement je pense ! Son acte était répréhensible pour lui, c'est certain. Mais pas pour des gens comme nous. Pas pour des malheureux, des pauvres, des prostrés. Le cercueil a été descendu rapidement dans ce trou sans vie. J'ai pas versé une larme, ça n'aurait pas été nécessaire. Et puis Louise ne l'aurait jamais demandé. Je me souvenais encore de ces gestes si souvent répétés, d'une manière lasse et triste. Non. Elle n'aurait pas voulu que je pleure, la petiote.

- Elle a été vite partie, me fit remarquer Antoine.
- Elle était encore bien jeune, dit simplement Jean.
Il aurait été inutile de leur répondre, de leur expliquer pourquoi. Il n'y avait pas de pourquoi possible. Louise disparut enfin de ma vue et de molles pelletées furent jetées sur le coffre de sapin. C'était fini. Rien à redire, rien à faire ou à défaire. J'ai envoyé la rose que je tenais entre les mains vers le trou et je me suis retourné.

La pluie finirait par passer, avec un peu de chance. J'étais sans doute trop fatigué pour attendre et je cherchais un peu de chaleur pour reposer ma vieille jambe blessée au combat en 1870. Alors j'ai choisi le café au hasard. C'était un choix de vieil habitué. De vieil ivrogne. Rien de bien palpitant à faire. Et à mon âge, on ne se soucie plus vraiment de ce qui est bon et bien à faire. J'aurais voulu faire mieux, mais je me suis saoulé. C'était un pire pour un mieux après tout.
J'étais déjà ivre quand il est entré. Je le revois encore avec sa robe noire, son air méprisant et cette horrible façon de tourner sa tête vers les tables, de chercher les plus jeunes pour les remontrer à la face de Dieu lui-même si seulement ce vieux barbon existe. J'ai posé mon verre et je me suis tourné vers lui. J'aurais voulu le saisir à la gorge, le cogner, lui faire regretter ses actes ou ses paroles. Mais je n'en ai rien fait. Je me suis levé et je l'ai fixé bien droit dans les yeux. Il a soutenu mon regard. Le lâche !

Je n'ai jamais été ami avec les grenouilles de bénitier et ce n'est pas à présent que je vais commencer à écouter leurs bondieuseries. J'en ai trop vu pour pouvoir supporter pareilles balivernes. La vie n'est pas toujours tendre, vous savez. Et j'aime mieux me fier à la fatalité que me dire qu'un mec nous regarde nous débattre dans notre mouise pour son seul plaisir. Les corbeaux non plus ne m'attirent pas. Et celui-ci moins que les autres.

- Quel malheur que vous n'ayez pu venir, que je lui ai dit.
- Ma place n'était pas là, m'a-t-il répondu. D'autres ouailles avaient plus grand besoin de mes services.
- Vos services ? Quels services ? Ceux que vous monnayez contre des pièces sonnantes et trébuchantes, je parie. La messe est un service pour vous ?
- C'est un service pour ceux et celles qui savent croire et comprendre. Mais cela dépasse sans doute la compréhension d'un ivrogne notoire.
- L'ivrogne est peut-être moins réclamant qu'un cul béni, mais chez moi les malheureuses ont toujours eu la porte ouverte, quelle que soit la nature de leur crime. Je ne rejette pas une âme, si noire vous paraisse-t-elle. Ma religion, je ne la puise pas au fond d'un tabernacle poussiéreux doré à la feuille d'or.
- Vous la puisez surtout au fond des spiritueux. Prenez garde aux flammes, Raymond, elles ne vous lâcheront pas de sitôt !
- Puissent-elles vous prendre un jour prochain et vous faire ravaler vos sarcasmes !

Je me suis rassis. J'avais pas l'intention de le laisser dire des choses horribles, mais j'étais sans doute trop vieux pour lui répondre. C'est Robert qui est venu à moi le premier. Il a attendu que le curé s'en aille et il est venu s'asseoir à coté de moi. Il voulait tout savoir. Avais-je le droit de taire cette vérité ? Je suppose. Mais j'ai choisi une autre voie. La repentance passe aussi par la parole.

- Explique-nous l'histoire de Louise, a-t-il demandé.

Je ne sais plus vraiment comment tout à commencé. C'était en 1912 ou 13, elle avait seize ans. Une fille de la charité comme on dit chez nous, une enfant de la rue. Mais belle comme un coeur. Sa mère était morte en couche et son père avait fini ses vieux jours en tombant d'un toit quelques mois après sa naissance. C'est ma bonne vieille Jeannie qui s'en était occupée. Oh, elle était vraiment magique, vous savez. Elle était soeur, c'est vrai. Mais avec elle, tout ça, ça comptait pas quand le coeur est de la partie. Je peux dire en toute humilité qu'elle aimait vraiment son prochain.

Elle s'était occupée de la petiote de son mieux. Elle lui avait appris à coudre, à signer de son nom et aussi à compter. Elle n'aurait pas été bien loin avec ça, c'est vrai. Mais c'était une autre époque et les jeunes comme vous ne peuvent pas comprendre ces choses-là. Aujourd'hui, il vous faut des cinémas, des clubs et des soirées, de l'amusement pour vous imaginer votre vie autrement que celle des autres. Et cette époque est sans doute bien pire que la nôtre ! Ce sera bientôt la guerre, c'est moi qui vous le dit.

Enfin, bref. Elle était mignonne comme un coeur, douce comme la première fleur de printemps. Une belle princesse sans le sous avec des antécédents de misère. Elle a été finalement engagée. Comme souillon bien sur, il ne fallait pas s'attendre à un vrai boulot. Elle servait et cela lui payait le logis, le couvert et le linge, rien de plus, rien de moins. Il lui aurait été incapable de se faire un petit bas de laine sur le coté mais elle vivait sans se soucier du dehors. Elle vivait pour vivre. »
N'avait-on pas parlé d'un jeune homme dans sa vie ? Un cheminot me semble-t-il, prononça Antoine si bas que c'est à peine si on l'entendit.

Un homme, oui, dis-je. Un homme aimant et courageux. Il n'en est pas beaucoup qui se le rappelle ici. Qui se rappellerait un garçon tombé dans la boue il y a vingt-trois ans pour une cause si obscure de nos jours qu'on la croirait presque infondée. Me prenez pas pour un demeuré, je sais parfaitement comment fonctionne notre monde.

- Il est mort à la guerre, demanda Robert. Je ne le savais pas.
Oui, il y est mort en héros, enseveli sous une tranchée dans les bas fonds fangeux de Verdun. On n'a jamais retrouvé son corps, mais l'évidence était trop frappante. Vous ne savez pas ce qu'était Verdun. Pour celui qui en revient Verdun c'est déjà loin, pour celui qui y est mort, Verdun, c'est un porc. On en fera une chanson, un jour, vous verrez. Un grand homme s'y osera. Bref, mon garçon y est mort.

- Mais qui était-il, me demanda encore Jean le Potier.

C'était un garçon de petite famille. Basse extraction, mais de grande valeur. Marc, il s'appelait Marc. Marc Vischers. Il était venu de Flandre avec son père dans les années cinq ou six. Un garçon beau en diable. Grand, blond, le visage doux et grave d'un adolescent trop vite grandi. A douze ans, les chemins de fer l'ont engagé. Il faisait des petits boulots pour le chef de gare ou nettoyait les voies. Quand il a été en âge de le faire, il est devenu cheminot comme son père et son grand-père l'avaient été avant lui.

Il n'était pas trop attiré par le beau sexe. Seul l'état de son père l'intéressait mais à l'âge peu avancé de trente-huit ans, ce dernier fut écrasé par un train fantôme surpris à contresens entre Crécilly et Hérisson. Marc se retrouva seul. Seul au monde. C'est moi qui le prit à la maison. Il était devenu sombre et taciturne, mais il aimait se rendre utile. Il a aidé ma vieille Béatrice lorsque celle-ci souffrait d'angines de poitrine. Elle en est morte d'ailleurs. A dix-sept ans, il a fait la connaissance d'une brave fille qui malheureusement mourut en couches en emportant avec elle dans la tombe un possible héritier. Comme ils n'étaient pas mariés, le curé refusa d'enterrer la pauvrette dans le cimetière consacré. Cela marqua le garçon encore plus durement que la perte de son aîné.

Il rencontra Louise deux mois plus tard. Ils sympathisèrent rapidement. Trois mois plus tard, il était officiellement son fiancé. Six mois plus tard, il rejoignait le front. Personne ne l'a jamais revu. Un vrai massacre.

- Et Louise, fit Jonathan. Qu'est-elle devenue ?
- Ma pauvre Louise ne l'a jamais accepté totalement. Mais ceci vient en partie d'un autre incident.
- Tu en as trop dit ou plutôt pas assez, fit remarquer Yves. Ne nous laisse pas ainsi. Explique-nous pourquoi tu t'en es pris au curé tout à l'heure. Pas uniquement pour le refus d'enterrer la première femme de ton protégé tout de même ?
- Non, bien sur. La plupart des gens de ce village ne connaissent pas l'abbé Arthur Gilles comme je le connais. La compassion est la dernière vertu auquelle il accorderait du crédit. Et la luxure, le premier pécher dans lequel il se fondrait.
- Raconte-nous l'histoire de Louise, demanda à nouveau Robert.
- Remets-moi un verre de ta fameuse bière et je te promets la suite de mon histoire.
La mort n'est pas la seule cause de souffrance pour une femme. Nous étions en 1912 lorsqu'elle rencontra Marc. Il m'a parlé d'elle durant deux soirées de suite avant que je ne le décide à lui rendre visite lors de ses trop courtes pauses. Elle travaillait pour Madame, voyez-vous. Il n'était pas de femme plus avare et plus orgueilleuse que cette vieille pimbêche endimanchée. Elle n'avait jamais porté d'amour à personne, ni à son mari, décédé près de douze ans plus tôt, ni à son unique fille, Gladys. Elle employait des bonnes jeunes et vigoureuses pour le prix d'un vieil invalide de guerre. Mais Louise devait travailler.

La première fois que Marc rencontra Louise, ce fut sur l'allée dallée, derrière la demeure de Madame. Elle rougissait à vue d'oeil, et moi, caché derrière les buissons, je priais un Dieu inexistant de rendre leur amour possible. Mes prières ne furent point vaines pourtant. Seize jours plus tard, Marc m'apprit qu'il allait revoir la jeune fille. Il était comme porté par des anges. Il souriait bêtement, retrouvait de l'appétit. Cela me faisait tant plaisir à voir.

Chaque jour, il attendait Louise, à dix-huit heures trente très précisément. Il lui offrait quelques fleurs des champs, parfois, quand il le pouvait, un mouchoir brodé, un napperon en dentelle, une autre fois, une écharpe de laine, le jour de la foire aux chevaux. Ils étaient vraiment fait pour vivre ensemble, ça ne faisait pas de doute. Comme je vous l'ai déjà dit, trois mois plus tard, on célébrait leurs fiançailles, seuls, à la maison. Avec les antécédents de Marc, le curé avait refusé de bénir leur promesse d'union. Cela ne nous dérangea pas outre mesure. Nous avons fêté cette heureuse nouvelle avec beaucoup de joie.

Malheureusement, la joie n'a pas duré. Au début du mois d'octobre 1915, Marc fut appelé sous les drapeaux. Moi-même, si je n'avais pas été handicapé comme vous le savez, j'y serais allé aussi. Mais la vie en a décidé autrement. J'ai conduit Marc sur le quai de la gare de Moulins le treize octobre à quatorze heures vingt. Il est monté dans le train en chantant au milieu d'autres jeunes hommes. Toute cette jeunesse, toute cette candeur, toute cette fraîcheur qui partait au front. Une horreur, une boucherie !

Je ne l'ai jamais revu. Il était comme mon fils, vous savez. Je l'aimais. Je le chérissais même. Doux, beau, aimant, courageux, j'aurais tellement voulu le voir se marier et pouvoir serrer les petits dans mes vieux bras. Mais cela n'a jamais eu lieu !

C'est en mars 1916 que Madame reçut un vieil ami à elle, colonel de son état. Il revenait du front, épuisé sans doute de tant de débauche. Il a parlé durant d'interminables heures dans le boudoir de Madame avec Madame et sa fille. Au bout d'une heure, il parlé d'un escadron qui s'était entièrement fait tué à Verdun. Enterré vif dans une tranchée. Et Louise qui servait le thé. Elle s'est contenue, la pauvrette, mais cela a été insupportable. Elle a failli mourir de langueur et a lutté contre la mort durant quatre mois. Quatre mois durant lesquels Madame a considéré Louise comme une moins que rien, une chose stupide et inutile. Et puis Louise s'est remise.

- Mais c'est affreux, dit tout simplement Henry.
- Affreux, oui, et pourtant naturel. Beaucoup de couples on été brutalement détruits à cause de ce stupide conflit. Combien donc périrons à nouveau dans le prochain ?
- Pitié, ne sois pas si défaitiste, Raymond. Il reste encore de l'espoir.
- Rien ! Plus d'espoir dans un monde morne et mort.
- Allons, sois positif. Tu sais, sa vie n'était pas vraiment un monument de gaieté, mais elle n'aurait sûrement pas voulu tant de consternation.
- Je vais alors t'apprendre la fin de mon histoire et tu pourras juger !
Cela s'est passé juste après la sinistre nouvelle du colonel Bréatty. En fait, pour tous Louise souffrait d'une lassitude énorme. Il y a très peu d'hommes et de femmes qui connaissent la vérité et les seuls qui savent se montrent trop chiens pour en discuter. Après ça, Louise n'a plus jamais été acceptée à la table de Madame. Voyez-vous, Louise n'était pas seule à pleurer le funeste sort de mon malheureux Marc. Il y avait moi, bien sur. Mais en-dehors de nous deux, il existait une troisième personne.

Louise était grosse voyez-vous. Grosse de deux mois en octobre, grosse de sept mois en mars. Un petiot qu'elle cachait dans ses vêtements amples et dans ses robes rondes. Pour tous, elle avait forci. Un soir, dans son petit lit, sous la charpente, elle a tué ... l'amour tout au fond de son ventre ... par une aiguille à tricoter. Une seule personne vous manque et tout est dépeuplé, disait Lamartine.

La petite sotte s'en est confiée au curé, un soir de grand messe, pour soulager ses peines et demander le pardon à Notre-Dame. Un pardon qu'elle n'a jamais obtenu. Bien au contraire, ce fourbe s'est précipité s'entretenir avec Madame. La honte que cachait Louise fut son tombeau. Un tombeau de silence, d'opprobre et d'horreur durant encore douze ans. Un tombeau dans lequel elle s'est murée. Malheureuse enfant de pluie et de cendres. Un tombeau de douze ans sans lueur, sans espoir.

Voilà, vous savez tout ou presque de Louise. Certains points vont vous sembler obscurs, mais il vaut mieux que j'emporte mes mémoires dans ma tombe. Puisse le ciel prendre pitié d'elle comme j'en ai eu compassion autrefois.

Le café s'est vidé progressivement. Des hommes durs que le labeur avait rendu bourrus. Ces hommes-là pleuraient à chaudes larmes, pleuraient de honte et de détresse. Cela se passait en 1938, dans un village de l'Allier.

La guerre a couvert d'un manteau de sang notre village comme bien d'autres en France. J'ai survécu. D'autres sont morts, beaucoup en fait. Le café a fermé ses portes voici deux ans. Certains des anciens sont partis à Moulins, dans une maison de retraite ou dans un mouroir, parce que leurs enfants n'avaient plus d'intérêts à les maintenir chez nous ... La tristesse et la modernité a noyé le village comme autant de naufrageurs des temps anciens.

De temps à autre, je vais sur la tombe de Louise. De jolis lys blancs ont poussé sur sa tombe. Certains parlent de hasard. Mais le ciel n'a jamais fait de hasard, seulement des miracles. A propos de miracles, il y en a d'autres. Madame est morte d'une crise d'apoplexie ils ont dit. Elle veillait tard, assise dans un sofa hors d'âge. Au petit matin, Madame Gladys l'a découverte effondrée sur le tapis. Elle avait les trais tirés comme si elle avait succombé à une horreur incompréhensible durant cette nuit. Le curé a succombé lui aussi. Aux balles des alliés. Après la guerre, on a découvert bien des choses sur lui. Plusieurs jeunes garçons du village ont raconté certaines choses à leurs parents. Puis d'autres langues se sont déliées, celles du maquis tout d'abord, celles d'autres enfants ensuite, celles de jeunes juifs déportés grâce à son action si noble durant la guerre. En septembre 1948, un petit procès eut lieu dans le village à l'issue duquel les anciens résistants fusillèrent l'ignoble prêtre. Son corps fut jeté dans la fosse commune hors des terres consacrées.

Et moi aujourd'hui comme chaque jour, je vais aller sur la tombe de ma pauvre Louise et peut-être qu'un jour je n'en reviendrai pas. J'attends toujours près de deux heures. Si rien ne vient, je reviens vers ma maison, chancelant et pantois. J'attends. J'attendrai toute ma vie s'il le faut.

Un récit de DorianGray