dimanche 26 octobre 2008

Soirée d'adieu


Le soir tombait par les fenêtres étroites du salon. Marthe était assise devant son ouvrage : un magnifique napperon en broderie ainsi que sa mère et sa grand-mère avant elle avaient appris à le faire. Elle reposait sa vue retenue entièrement par son travail à l'aide d'une vieille lampe sourde pendue au mur en face d'elle. La maison était parfaitement silencieuse. Au loin, elle entendait le bruit habituel du ressac.
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Le monde s'écoulait depuis cinq ans de la même manière. Trois pièces pour une vie de fin de voie : la cuisine, la chambre et le salon. Sa minuscule maison était bien suffisante, et ce même depuis le départ de ses deux fils sur le continent. Elle savait bien sur au fond d'elle même qu'ils ne reviendraient que pour l'enterrer et filer une fois la propriété vendue. Rien ne les garderait ici. Pas même le souvenir.
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Marthe posa le napperon et se leva. Une bonne tasse de thé lui ferait le plus grand bien. Maria lui avait rapporté du continent un paquet d'excellent thé noir de Chine 'Russie Impériale' au goût fumé et varié. Depuis deux jours, elle rêvait d'ouvrir ce charmant paquet et d'en humer l'exquis contenu. Une bonne tasse bien fumante serait parfaite avant de se reposer. Elle alluma le plafonnier de la cuisine et mit une bouilloire sur le feu. Il faisait si bon dans sa petite maison. Elle avait toujours préféré le chauffage au charbon comme autrefois, mais ses fils lui avait maintes fois expliqué que la vie à la capitale demandait des énergies différentes : le mazout, le gaz, l'électricité. Elle ne parvenait pas à comprendre comment il pouvait être possible de se chauffer avec de l'électricité.
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Lorsque l'eau fut suffisamment chaude, elle déposa un peu de fibres de thé dans sa passoire et fit couler lentement l'eau. Le fumet qui se dégagea lui mit l'eau à la bouche. Les plaisirs étaient rares et toujours surprenants à son âge. Surtout depuis la mort d'Ewen.
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Son mari, sa seule source d'amour et de chaleur, emporté cinq ans plus tôt par une tempête alors qu'il tentait de porter secours à des plaisanciers coincés en mer entre son île et Molène. La maxime disait vrai : qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine ! Et de la peine, elle en avait, c'était tout ce qui lui restait, malheureusement.
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Elle emporta la tasse avec elle dans le petit salon attenant et la posa sur une jolie table travaillée face à son fauteuil, puis elle s'installa confortablement dans le sofa et saisit le livre qu'elle avait commencé ce matin. Pour la millième fois, elle relisait 'pêcheurs d'Islande'. Pour la millième fois elle allait pleurer devant cette vie d'autrefois rude et solide qui faisait les hommes beaux et téméraires et les femmes fortes et consolatrices. L'idée d'une nation qui meurt, l'idée d'un rêve à jamais oublié !
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Quelques heures plus tard, Marthe s'était endormie. Le vent ne parvenait plus à la réveiller depuis fort longtemps. Ils s'étaient installés ici quarante ans plus tôt alors qu'elle était enceinte du premier. En ces temps-là, la vie sur Ouessant avait été loin d'une sinécure, à présent c'était le traintrain habituel !
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Le Créa'ch crachait déjà sa lumière depuis deux bonnes heures, balayant les flots et les côtes déchirées de la plus occidentale des îles françaises. L'immense et puissante lentille frappait déjà l'eau agitée de son éclat blanc laiteux. Les flots semblaient moins déchaînés que deux jours plus tôt, mais nul doute qu'ils le seraient bientôt tout autant ! Brewan surveillait la mer lorsqu'il vit une lueur surgie des profondeurs de l'étendue glacée. La lueur fut suivie d'une nappe de brume si pure et si impénétrable qu'elle paraissait d'autant plus fantastique que le temps se prêtait si peu à pareil phénomène.
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Il connaissait aussi bien que n'importe qui la signification de ce présage et pour rien au monde il ne souhaitait se mettre en travers des plans mêmes de l'Ankou. Il fit comme s'il ne voyait rien, descendit verrouiller la porte de la tour et s'enferma dans sa petite chambre, serrant un chapelet contre sa poitrine. Advienne que pourra si un navire venait à se perdre entre les récifs.Pendant que l'homme se terrait dans son refuge, un être dépenaillé passa lentement à côté des bâtiments et continua sa course vers Lampaul. Les chemins l'importaient peu, il était venu pour quelqu'un et n'était donc intéressé par rien d'autre. Son visage était émacié, froid et lugubre, le visage même de la mort.
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Sa charrette en avait vu bien d'autres, elle roulait depuis des temps immémoriaux sur les routes de Bretagne, aidant les morts à rejoindre l'au-delà par des chemins directs et protégés. Les hommes avaient beau le craindre ; lui, ne les détestait pas. Il comprenait leur souffrance, leur tristesse et leurs vies étriquées. Il ne comprenait que trop bien leur bref passage si insipide sur cette terre.
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Ce soir, sa mission était difficile et aussi pénible que lorsqu'il venait chercher une femme ou un homme pour le départ. Ce soir, il faisait le chemin inverse. Pour une nuit seulement ! Une nuit bien étrange donc ! Derrière lui, dans sa carriole, un homme voûté se tenait assis tranquillement, tenant dans ses mains un vieux bonnet de marin.
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Marthe s'était couchée tôt ce soir-là. Après sept pages, elle avait senti la lassitude la gagner et s'en était allée rejoindre son lit bien douillet mais aussi bien vide depuis la disparition de son Ewen chéri. Elle rêva qu'elle était debout face au large, attendant son époux de retour d'une pêche abondante avec les anciens marins de l'île, en une terrible journée d'avril 1923.
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Ce jour-là, elle avait attendu, la peur au ventre, le retour des hommes. Elle revoyait encore les traits cernés des vieilles autour d'elle. Elle était l'une des seules jeunes femmes habitant l'île du Ponant. Son mari avait été nommé à la garde des bâtiments d'entretien du Créa'ch. Ils s'étaient donc établis sur l'île et y avaient élevé leurs deux fils.
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Ce jour-là, beaucoup étaient restés. Les bateaux n'étaient pas tous rentrés et Ewan en avait gardé un souvenir horrible. Il avait vu des ... choses affreuses. Jamais il n'en avait touché mot à sa femme, mais elle le connaissait bien, elle savait qu'il s'était passé quelque chose là-bas, en mer, mais elle ne souhaitait pas vraiment savoir quoi !
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L'Ankou marchait en direction de la maison, le dos voûté, la jambe raide. Il se sentait vieux, si tant est que ce mot ait une valeur pour lui ! Millénaire ! Voilà la raison de sa présence sur cette partie de la terre. Il devait expier. Expier ses fautes. Fautes qui valurent bien des morts terribles lorsque Ys s'engloutit dans les flots. Derrière lui, l'homme ne disait rien, il était silencieux, muet ... comme une tombe !
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Il fit avancer son cheval dans les creux du chemin et s'arrêta sur une butte herbue. Le canasson s'étira progressivement, puis s'immobilisa. L'Ankou se tourna vers l'homme et lui sourit, si tant est que sa face de cadavre puisse faire passer une grimace pour un rire fugace.
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- Il est l'heure pour toi d'aller vers elle. Elle t'attend. Cette nuit, cette nuit seulement, tu peux aller à sa rencontre, cela t'est autorisé. Profites-en, car le temps ne dure pas toute une vie.
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L'âme s'avança, traînant derrière elle sa peine et ses larmes. Le prix d'une vie de labeur et d'amour récompensé par une nuit de partage et d'adieu, une longue soirée d'adieu. Il franchit le portail et frappa à l'huche de trois petits coups secs.
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Le vieux Denclan n'avait pas souvent pleuré, mais ce soir-là était particulier. Il avait perdu son épouse deux ans plus tôt et un mauvais coup de fil venait de lui apprendre la mort de sa fille unique dans un accident de la route. Plus de famille, plus de raison, plus rien à faire, ni à aimer. Il fallait qu'il partage cette ténébreuse nouvelle. Il fallait qu'il parle et qu'il pleure.
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Passant de la cuisine où il venait de se vider trois calvas bien tassés, il passa dans le hall. Un téléphone trônait sur un petit guéridon drapé de dentelles de Bruges. L'autre appareil gisait, fracassé, sur le sol du salon. Après un temps qui lui parut considérable, une voix éteinte se fit entendre à l'autre bout du combiné.
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- Marthe ? C'est Denclan. Je ... je suis désolé de te déranger si tard ce soir, mais j'ai une nouvelle malheureuse à t'apprendre.
- Je ... je ... Denclan ... une nouvelle triste ?
- Oui ! Lisa vient de décéder dans un accident de voiture. Je ... je peux passer chez toi ... je ne veux pas veiller seul ce soir.
- Hé bien ... oui, bien sur, tu peux venir ... mais ne sois pas surpris ... enfin, si ... tu le seras, pour cela fais-moi confiance. Viens ... viens donc chez nous !
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Chez nous ? Denclan considéra avec un peu de peine supplémentaire la dernière phrase de sa belle-sœur. Chez nous ! Heureuse vieille femme qui veillait encore sur l'âme de son défunt époux, son pauvre frère, emporté par les eaux torturées de ce petit bras de mer terrifiant.
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Lorsqu'il approcha de la demeure de sa belle-sœur, il sembla à Denclan qu'une nappe de brume aussi épaisse qu'une bolée celtique encerclait chaque centimètre de terrain. Une forme indistincte attendait sur un monticule proche de la vieille maison. N'y prenant garde, Denclan se gara et avança vers la porte. Cette dernière s'ouvrit immédiatement sur le visage dégoulinant de Marthe.
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- Viens vite, entre, ne reste pas dehors, surtout en ce moment.
- Oui, bien sur ... je ... j'arrive ...
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Denclan entra et sentit dans l'air un doux parfum de chaleur et de tisane au goût prononcé de pain d'épices. Celle que son défunt frère préférait : bergamote, boisé, verveine et jasmin. Il s'avança d'un pas dans le petit salon et se retrouva d'un coup chancelant et prêt à s'évanouir.
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- Mon frère, dit Ewan d'une voix douce et calme. Mon pauvre frère, te voilà. Marthe ne m'avait donc pas menti ... je peux te revoir toi aussi !
- Non, Denclan, n'aie pas peur. Je peux t'assurer que tu ne fais pas un cauchemar. C'est bien Ewan. Il est revenu pour nous.
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Denclan n'en croyait pas ses yeux. Il sentait confusément ses pensées le quitter et il se voyait évidé, aérien, presque diaphane. Il sentait ses trippes se nouer. Il allait vomir. Il ne pouvait pas y croire, pas l'accepter. Il se laissa finalement tomber dans un fauteuil droit et sec du salon.
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Ewan ne semblait pas avoir vieilli, ne semblait pas mort pour tout dire. Il ressemblait à l'Ewan d'autrefois, grand, fort, un brin fier et surtout débordant d'amour.
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- Comment ... comment peux-tu ...
- Je ne sais pas. On m'a permis de revenir, c'est tout. Je suis venu dire adieu. C'est là ma récompense pour avoir voulu sauver ces pauvres fous de la tempête. Ma pauvre Marthe peut enfin vivre en paix le restant de ses jours. Je suis désolé pour ta fille. Un père ne devrait jamais perdre son enfant.
- Merci ... tu ... tu m'as manqué, Ewan. Et tu me manqueras sans doute encore autant. Je suis heureux d'avoir pu ta revoir une dernière fois.
- Vois-tu, Denclan. Ewan m'a aussi appris la vérité sur son voyage en mer ... sur ce terrible voyage de 1923. Crois-le si tu veux, mais ce qu'il a vu tient de la pure fantaisie.
- J'ai vu Gradlon. Pas celui des légendes, le vrai roi d'Ys. Celui qui a promis que chaque pêcheur mort en mer pour avoir fait le bien pourrait revoir sa famille une fois avant de disparaître à jamais. C'est généreux ... tellement plein d'amour. Je vais bientôt rejoindre finalement les champs marins éternels, mon frère.
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La soirée se passa, des mots furent échangés, des sentiments partagés, des bouteilles ouvertes et à jamais dégustées avec sagesse et parcimonie. Et quand vint le moment des adieux, tout le monde semblait enfin heureux de profiter de cette terre bénie des dieux. L'amour que chacun portait à l'autre permettait sans doute d'accepter le sort d'une vie malheureuse et tournée vers les autres.
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Vers quatre heures du matin, on frappa à la porte. C'est Ewan qui alla ouvrir. Un homme squelettique se tenait dans l'encadrement, les yeux las et la peau déchirée autour des lèvres. Marthe et Denclan se tenaient en retrait.
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- Le moment est venu, marin, fit l'Ankou. Il est temps pour nous de rejoindre la paix des champs éternels.
- Je sais, marmonna Ewan. Je te suis, l'Homme.
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Se tournant à demi vers les faces livides des vivants, l'Ankou trouva encore un peu de force pour ajouter : « Vivez votre vie, braves gens. Ne vous souciez pas de celle des autres. Aimez la brise, aimez l'air, aimez la brume même. Respirez la beauté des roses et des bleuets. Votre tour n'est pas encore venu. Nous nous reverrons, mais pas maintenant, pas dans un an, mais après. Ne pleurs pas ta fille trop longtemps, Denclan. Elle est déjà auprès de nous, elle aimerait que tu vives le reste de ta vie avec amour et joie positive. C'était un accident, simplement un accident comme il en arrive souvent ! La tristesse n'est pas une vie, Denclan. Fais ton deuil. Adieu, braves gens. »
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La charrette de l'Ankou disparut bientôt entre les rocs enserrant le chemin du Créa'ch. Marthe vécut encore dix-sept ans. Elle renoua avec ses enfants restés sur le continent qui prirent conscience soudain de l'immensité d'une vie solitaire. Quand elle partit, on retrouva son corps tranquillement posé dans son vieux fauteuil, une tasse de thé épicé à coté de la main, le livre béni sur ses genoux et dans ses mains le calot de marin de son époux.
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Un récit de CarpathianKing