mercredi 1 octobre 2008

Là-bas

J'avais pris les chemins de traverse pour rejoindre Plougrescant. J'étais sorti à Saint Brieuc et j'avais suivi les chemins de campagne vers Tréguier en écoutant quelques vieilles chansons françaises pour me calmer. J'étais tellement excité à l'idée de retrouver la maison familiale que je ne parvenais plus à rester en place. Le chemin n'avait certes pas été fort long et la voiture était relativement confortable même sans chauffeur.

Les villages se suivaient avec ce charme évident qui avait fait ma jeunesse dans cette partie magnifique du monde. Certes, le temps n'était pas au meilleur : vent, crachin, tempête, ciel de traîne, entrée maritime ... mais cela faisait l'exotisme du pays. Des landes vertes et moussues à perte de vue, des villes sombres et ramassées sur elle-mêmes autour d'une grand-place historiques, de vieilles églises penchées ornées de superbes vitraux et de statues fabuleuses. Je ne me rappelle aucun autre endroit aussi typique.

Je virai à gauche au croisement d'un calvaire surplombant la mer et me dirigeai vers Plougrescant. Je me souvenais de ma maison tombée entre des rochers, écartelée à tous les vents, bercée par le ressac, choyée au plus profond de sa chaleur par Marie. Marie était la bonne de maman, une femme voûtée et claudicante mais d'un amour immense. Toujours penchée sur ses fourneaux, mélangeant avec une certaine joie la soupe chaude et les casseroles de poissons. C'était le fumet savoureux de sa vieille cuisine qui me rendait les plus mémorables souvenirs.
J'approchai bientôt des terres sablonneuses qui indiquaient la fin de mon périple. Le jour touchait à sa fin. Je passais dans une forêt sombre et apparemment propriété d'une quelconque demeure lorsque deux gamins en short sur le bas coté me firent signe. Ils étaient jeunes, douze, treize ans et étaient seulement vêtus de shorts jaunes et blancs légers, presque transparents et mouillés. Ils revenaient visiblement de la plage en contrebas et serraient contre eux des planches de surf. Ils devaient avoir assez froid car leur teint tenait d'un bleuâtre vivace, leurs lèvres mêmes étaient sombres et ils grelottaient. Je décélérai et baissai ma vitre.

- Bonjour, les garçons, fit-je en souriant correctement.
- Bonjour, m'sieur. Vous êtes perdus ?
- Non ! Je suis de la région. Mais cela fait déjà un moment que je n'y suis plus venu.
- De la région ? De quel village ?
- Plougrescant. A dix kilomètres du village, en longeant la côte. Ma maison est enfermée dans les rochers.
- C'est cette maison-là que vous habitez ?
- Pas celle à laquelle tu penses, petit. Mais c'est en effet dans le même genre. Bien, je vais y aller. Vous devriez rentrer chez vous avant que la nuit ne tombe.
- Oh, ça ne peut mal, m'sieur. On habite pas loin. Et c'est pas dangereux par ici. A part des fermiers et des retraités, y a pas grand chose. Au r'voir, m'sieur.
- Au revoir les enfants.
- Dites, m'sieur, fit le second bambin qui était resté silencieux jusqu'à présent. Vous ne seriez pas Antoine Lagrange, par hasard.
- Pour sur, mon garçon. Mais par ici, on me connaît plutôt sous le nom de Antoine LeGerrec. Comment un gamin comme toi a-t-il pu me reconnaître ?
- C'est mémé qui regarde toujours la même émission le samedi soir. Je vous y ai déjà vu. Vous avez été un grand chanteur, je crois bien.
- J'ai été. Sur ce point, tu as raison. J'ai été. Allez, salut les mômes.

Ma vie n'avait pas toujours été marquée de bonheur, mais je dois avouer en toute humilité que je m'en étais assez bien sorti. J'avais quitté Plougrescant vingt-huit ans auparavant pour monter à Paris. J'avais percé assez facilement après avoir suivi les cours du Petit Conservatoire. Je n'avais jamais été un très grand chanteur mais les tournées effectuées en province m'avait laissé un beau petit pactole à la tête duquel je pouvais me permettre de vastes projets. Vingt-huit ans sans avoir revu ce petit paradis breton. Et puis, voici deux jours une lettre était arrivée.
Elle émanait de ma vieille nounou, Marie, que je croyais morte depuis bien des années. Ma mère était souffrante et sans doute arrivée au terme de sa vie. Il me fallait revenir ventre à terre. J'avais toujours eu peur de revenir. Ma séparation d'avec ma mère ne s'était pas faite dans les meilleurs conditions, voyez-vous. Une grosse dispute avait fermé à tout jamais nos portes respectives. Et pourtant, j'étais là, sur cette route, de retour parmi les miens, à vingt-huit ans d'intervalle.

Bien entendu, j'avais été marié. Trois fois, trois divorces. Deux filles et un fils que je ne voyais guère. Ils travaillaient tous à l'étranger et mes seuls et uniques contacts avec mes ex-femmes se limitaient à des décisions d'avocats. Durant vingt-huit ans, j'avais créé une vie parfaitement différente de celle que j'avais menée ici.

Mon père, Dieu ait son âme, était décédé quelques temps après ma naissance, noyé et disparu en mer. J'avais été élevé par ma mère, sa soeur et ma vieille Marie. J'en gardais vraiment de bons souvenirs : soirées chaleureuses au coin du feu à lire des histoires, après-midis passés à courir sur les grèves et à patauger dans la mer. Malheureusement quelques souvenirs vivaces demeuraient qui me donnaient moins envie de rire : nos problèmes financiers, la vente de nos terres, la perte de notre troupeau de chèvres un soir de grand vent, les conditions désastreuses de vie dans cet endroit isolé, les fréquentes disputes avec ma mère, l'enterrement de ma tante. Une tristesse qui faisait autant partie de moi que la joie de revoir des visages familiers.

J'obliquai à droite devant une croix de granit rose et me dirigeai vers le Gouffre. A proprement parler, c'était une faille imposante, cicatrice gigantesque dans la croûte terrestre qui faisait jaillir l'eau en un millier d'éclats rugissants. Plus loin, une demeure austère perdue entre deux rochers et qui était constamment mitraillée par des hordes de touristes en vadrouille. Je dépassai la route de campagne menant au point de vue et je me dirigeai vers les contreforts d'une crevasse relativement haute. Plusieurs petites maisons mesuraient le paysage comme autant de marques de repérage.

Je bifurquai à gauche et suivis un chemin étroit menant à la côte. Ma vieille maison m'apparut bientôt au détour du chemin : une longue bâtisse de pierres grises cise entre deux rocs martelés par les vagues. Une grange basse et pointue menant la garde sur le coté droit de la fermette et une remise sur le fond du potager.

J'arrêtai ma Chevrolet le long du chemin et sortis. Le vent soufflait toujours aussi fortement. J'éprouvais toujours une sorte de vague ressentiment à me présenter devant cette sinistre bâtisse, terriblement esseulée et vide de tout amour. Cette face lépreuse des murs gris me rappelait le visage d'Angie. Ce que j'aurais voulu pouvoir oublier !

Je poussai la barrière de la main et pénétrai dans l'allée mal entretenue. La vieille porte décolorée se trouvait à quelques mètres au-dessus du sol. Je grimpai les marches et frappai doucement du heurtoir contre l'huche. Aucun bruit ne me répondit à l'intérieur. J'attendis quelques minutes avant de réessayer quelques coups. Le silence était pesant, lourd de compréhension et de certitude. Je me baissai, levai le tapis de porte et trouvai une clé assez sale, rustique et ouvragée comme autrefois. Je glissai la clé dans la gâche et tournai deux fois. La porte s'ouvrit finalement avec un bruit affreux de gonds rouillés et une odeur de plâtre humide envahit l'air.

Je rentrai et m'avançai dans le hall sombre et sentant le renfermé. La cuisine était visible, tout au fond de la maison. J'y fus assez rapidement. Un feu à moitié éteint réchauffait doucement une antique marmite. Mais personne n'était en vue. Je commençais à me demander si Marie n'était pas avec ma mère à l'hôpital lorsqu'une ombre se profila dans l'embrasure de la salle à manger. Une silhouette voûtée et fanée, appuyée sur un bâton et traînant la jambe.

- Mon petit Tony est revenu ... enfin !
- Marie, tu es là ! Je commençais à croire que j'étais seul ici !
- Seul ? Non, ta vieille nounou est toujours ici, qui veille sur ta pauvre mère. Ça fait si longtemps.
- Vingt-huit ans, Marie. C'était nécessaire.
- Nécessaire ? Crois-tu qu'il soit nécessaire de faire souffrir ta mère pareillement ? Si tu voulais lui faire comprendre son erreur, deux ans auraient suffi, crois-moi.
- Je ne sais pas Marie, cela semble si loin. On ne va pas se disputer maintenant pour le passé.
- Oh, non, mon petit. Te revoir ici est tellement inattendu.
- Inattendu ? Mais c'est bien toi qui m'a envoyé la lettre me signifiant l'état de ma mère.
- Oui, sans doute. Tu dois avoir raison. Ta mère n'est pas ici, sais-tu ?
- Oui, je le sais. Tu me l'as écrit. J'ai songé à me rendre à Saint-Brieuc demain. Je suppose qu'elle a été emmenée à cet hôpital.
- Non, elle est à Lannion. C'était plus proche pour nous deux. Nous irons demain, je te conduirai si tu le souhaites. Mais auparavant, nous allons faire un bon souper, réchauffer cette vieille bâtisse et discuter.

J'ai rentré du bois, brossé la cuisine pendant que Marie nous préparait une bonne soupe de poissons et une miche de pain frais. Dehors, une lune fade montrait sa face affamée entre deux nuages monotones. L'air s'était encore refroidi, givrant les herbes folles du pré arrière. J'avais déjà rentré la voiture dans la grange afin de la protéger du climat particulier de mon pays natal. Marie était à présent assise sur une chaise haute au milieu de la cuisine. Elle respirait difficilement et semblait aussi diaphane qu'une chemisette de lin. J'ai pris les bols, les ai rempli d'une bonne rasade si chaude que la fumée montait encore deux minutes plus tard. J'ai disposé la table et j'ai posé deux bonnes miches devant chacun. Elle sourit tristement et me fit signe de commencer à manger.

- Tu as bon appétit, Tony. Je suis heureuse. Si tu savais combien ton sourire et tes geste m'ont manqués. Je suis tellement vieille maintenant, mais je t'ai attendu, vois-tu.
- Quel âge as-tu Marie, si cela n'est pas indiscret ?
- J'avais septante-quatre ans quand tu nous a quittées. Vingt-huit ans. Que le temps m'a semblé long. Que ta mère sera heureuse quand elle reviendra ici.
- Revenir ici ? Mais ? Ne m'as-tu pas écrit qu'elle était dans un état impossible à guérir ?
- Réellement ? Je ne me souviens plus. Enfin ! Tu la verras par toi-même demain. Tu te feras une idée.

Je commençais à me dire que Marie devait souffrir d'une sorte d'Alzeihmer pernicieuse. Je ne voulais pourtant pas la choquer ou lui faire peur, aussi je me suis tu.

- Qu'es-tu devenu là-bas, me demanda-t-elle finalement.
- Bah, on peut dire que j'ai suffisamment réussi. J'ai encore du travail, je fais quelques soirées à la télévision, mes chansons se vendent encore assez bien. Je n'ai pas trop à me plaindre.
- Et ta femme ? Et tes enfants ?
- Rien, Marie. Je n'ai pas trouvé le temps de me marier, encore moins d'avoir des enfants. Tu sais, la vie d'artiste n'est pas du tout un long fleuve tranquille.
- Pas trouvé le temps ! Pas trouvé le temps ?
- Hé non, pas le temps. J'ai voyagé de Paris à Lisbonne, de Londres à Berlin et même jusqu'à Vegas. Mais aucune femme n'a pu m'accrocher.
- Quelle tristesse, fit sévèrement et piteusement Marie. Quelle tristesse ! Bien, si nous allions nous coucher. Tu as apporté une valise, porte-la dans ton ancienne chambre, elle est toujours entretenue, propre et prête à recevoir un invité.
- Merci Marie, je crois qu'une bonne nuit me fera le plus grand bien.
- Puisse le ciel t'entendre, mon petiot, puisse le ciel t'entendre.

Ma chambrette était chaude et cossue. Le même vieux lit de bois trônait au milieu de la pièce, la même armoire ventrue s'étendait contre le mur du fond, la même fenêtre grise donnait sur la même cour fermée et pluvieuse que le jour de mon départ. J'ai défait mes affaires, me suis déshabillé et rapidement me suis mis au lit.

Le vent hurlait contre la façade de la ferme depuis deux bonnes heures lorsque je me réveillai. La nuit était dense et silencieuse. Seuls des pas rompaient la monotonie de la demeure. Je me levai, passai un peignoir et descendis. Marie était assise dans la grande liseuse, des coupures de journal posées devant elle. Elle leva son visage raviné et pleura.

- Pourquoi m'as-tu menti, Tony ? Pourquoi ne pas m'avoir dit la vérité ?
- Sur mes mariages ? Ne pleures pas Marie. Ne m'en veux pas mais je ne voulais pas discuter de mes problèmes avec quelqu'un d'autre.
- Tu as changé, me dit-elle. Autrefois, tu confiais tout à ta vieille nounou. Aujourd'hui, tu es un étranger dans ta propre maison qui ne te reconnaît plus.
- Ce n'est pas ma maison, c'est celle de ma mère. J'ai été marié trois fois. Si tu le savais, il ne fallait pas me le demander. Trois mariages, trois divorces. Mes enfants, je ne les vois plus. Alors quand je te dis que je n'ai jamais eu le temps de fonder une famille, c'est vrai. J'ai trompé Charline, j'ai oublié Aurore et finalement je n'ai plus aimé Lena. C'est la vie, Marie.
- La vie, dit-elle avec des sanglots dans la voix. La vie ? De quelle vie parles-tu ? Je ne vois que la mort. Je ne vois qu'un visage.
- Un visage, demandai-je éberlué.
- Une femme, jeune, blonde, douce et tendre, aimable au point de sacrifier sa vie pour toi. Je vois ...
- Arrête, hurlai-je. Je t'interdis de te mêler de ma vie. Je ne suis plus l'enfant qui est sorti d'ici. Je ne suis plus l'adolescent que vous couviez comme deux poules égoïstes. J'ai vu le monde, j'ai parcouru la terre, j'ai rencontré des gens intéressants ...
- Et tu nous as oubliées comme tu as oublié Angie. Je sais cela.
- Comment peux-tu savoir ?
- Une nounou sait ce genre de chose. Je le sais, c'est tout. Pourquoi refuses-tu la vérité, pourquoi te refuses-tu une vie d'amour ?
- Parce que je suis responsable et que je porte toujours cette mort sur ma conscience. Ce n'est pas toi qui la porte, c'est moi. Moi qui dois vivre avec elle jusqu'à ma fin.
- Elle s'est suicidée, Antoine. Tu ne peux pas en être responsable. Elle était fragile émotivement.
- Arrête, hurlai-je pour la seconde fois. Ne parle pas de choses que tu ne connais pas. Je n'aurais jamais du lui promettre la victoire si facilement. C'était entendu. Nous ne pouvions pas gagner.
Si tu ne parviens pas à t'absoudre, comment veux-tu continuer de vivre, Antoine ?
- Qui te dit que c'est mon envie ? Laisse tomber, oublie tout ça et retourne te coucher, Marie.

Je remontai dans ma chambre tandis que ma vieille nounou continuait de pleurer. Deux heures plus tard, je fus réveillé par un bruit venant du jardin. Un grincement strident, implacable. Je me levai, regardai par la fenêtre mais ne vis rien. La nuit semblait se prolonger nébuleusement entre chiens et loups. Le bruit lancinant continuait de se faire entendre. Je jetai un coup d'oeil en direction de la remise tout au bout du jardin, accolée à des roches granitiques. La porte battait encore et encore, à tout vent.

Dehors le froid était transperçant. Je me sentais gelé et comme sans substance. J'avançais avec une lenteur mortelle en direction de la remise pourrie. La porte avait fini par craquer pour de bon et reposait à présent sur le sol durci du jardin. Une lueur fade émanait de l'intérieur de la remise, une lueur tremblotante et passée. J'entrai finalement et reculai aussitôt.

M'étant étalé de tout mon long sur le sol détrempé et gelé de la petite cour, je la regardais s'en venir vers moi, un sourire doux et tendre sur les lèvres. Angie. C'était bien elle. Fine et blanche comme dans mes souvenirs. Élégante et si racée. Elle tendit ses bras vers moi et elle émit des sons si langoureux que j'en éprouvai soudain de si douces pensées.

- Antoine ? C'est bien toi ? On m'a demandé de venir vers toi.
- Non ! Retourne-t'en. Tu es ... tu n'es qu'un cauchemar, une image sortie de mon imagination. Ai-je bu, ai-je mangé quelque chose de contraire, je ne sais, mais tu ne peux être réelle.
- Et pourtant, je suis bien là, devant toi. Regarde-moi et apprends enfin, Antoine. Tu n'es pas responsable de ma mort. C'est ainsi que va la vie, c'est ainsi que se poursuit le grand cercle de la vie. L'un reste, l'autre s'en va. J'avais choisi mon avenir. Avec ou sans toi, je devais le faire. Si je n'étais pas digne d'être première, il n'y avait pas de place pour moi à une autre place.
- Mais c'est moi. C'est à cause de moi que l'on a perdu ! C'est parce que j'ai eu la vantardise de m'essayer à un concours qui ne m'était pas destiné. Ce n'est pas toi qui ...
- Non, Antoine. C'est ainsi que cela devait se passer. Tu n'es en rien responsable de ma mort, alors cesse de t'affliger idiotement. Tu as ruiné ta vie en oubliant ton passé, Antoine. Je ne suis ici que pour t'apprendre une vérité horrible : ta mère est malade, Antoine, fortement malade. Elle ne survivra plus longtemps car ses forces la quittent. Rejoins-la, pardonne-lui et refais ta vie. Aide-la, aime-la, Antoine.
- Tu m'en demandes beaucoup, Angie. J'ai fait une croix sur mon passé depuis bien longtemps et revenir ici a sans doute été la pire des solutions.
- Ecoute-moi une dernière fois, Antoine. Le passeur n'attendra plus longtemps, malheureusement. Son chargement fait, il s'en ira rejoindre l'autre monde. Fais ce que tu crois être bon pour toi et pour les tiens, Antoine. Accepte l'inévitable et fais du reste de ta vie un paradis, tu n'y gagneras pas l'absolution à te parfaire un enfer sur terre !

Angie avait presque disparu lorsque je levai une main vers son visage. Une larme coula et mouilla ma main. Et ce fut tout. La nuit aspira tout ce qui restait d'Angie et de mes souvenirs. Combien de temps suis-je resté là ? Je n'en sais rien. Une heure, deux, cinq heures peut-être. Un coq chanta bientôt dans la cour de la ferme voisine. Je me levai et m'avançai vers la maison. Une ombre grisâtre se tenait devant la porte. C'était un jeune garçon d'une douzaine d'années habillé d'un short jaune déchiré, tenant une petite planche de surf dans les mains. Il me regardait approcher avec tristesse. Lorsque je fus suffisamment proche, je me rendis compte qu'il s'agissait du gamin que j'avais vu le jour précédent dans le bois domanial. Il me fixa dans les yeux et des larmes coulèrent de ses yeux vides. Il me sourit et baissa son short, révélant sa nudité froide et disgracieuse.

- Pourquoi lui as-tu menti, Antoine, me dit-il.
- Pourquoi je lui ai menti ?
- Marie t'a attendu longtemps, tu sais ... tellement longtemps. Nous voulions tant que tu la revoies une dernière fois mais l'Ankou est venu cinq ans avant toi. Ta mère ne s'en est jamais remise.

Je ne savais que dire. Son petit corps nu et bleuâtre tremblait sous l'effet du vent du matin. Son pénis gonflés pendait lamentablement entre ses cuisses écorchées. Son ventre était gonflé d'eau et grouillait littéralement. Il écarta les bras, laissa tomber sa planche et s'approcha de moi. Il m'enserra et se mit à pleurer. Son corps était secoué de spasmes et je sentais son intimité étrangement violente contre mes jambes glacées. J'avais envie de hurler, de pleurer et encore plus de mourir. Puis, d'un coup, il ne fut plus là. Il ne restait de lui que sa planche de surf et son short jaune déchiré.

Je hurlai avant de m'évanouir. Lorsque je me réveillai, j'étais allongé sur le lit de ma chambre, la couverture relevée sur mon torse. Je me levai et regardai la pièce. Elle était grise et froide, presque vide. Je m'habillai rapidement et descendis dans la cuisine. Aucune odeur ne flottait dans l'air, aucune lumière ne filtrait au travers des portes ou des fenêtres. Je cherchai Marie, en vain. Puis, n'y pouvant plus, je ramassai mes affaires et me préparai à quitter la maison. A l'instant où je sortais, une femme m'accosta.

- Antoine ? C'est moi, Henriette, tu te souviens ? Henriette Valdeux de la ferme Valdeux, ici, au bout du chemin.
- Bien sur que je me souviens de vous. Comment allez-vous ?
- Bien, bien. Je me disais que ce ne pouvait être que toi. J'ai vu une voiture arriver hier soir et puis j'ai vu les lumières. Mais j'ai attendu ce matin pour venir. Tu vas certainement retrouver ta mère à l'hôpital, je ne vais pas te retenir. Elle se remet doucement, m'a dit Angèle.
- Ah ? Marie me disait dans sa lettre que c'était assez grave.
- Marie ? De qui veux-tu parler ?
- Mais de Marie Fauche, la vieille domestique de ma mère. Elle m'a écrit une lettre me racontant les ennuis qu'elles vivaient.
- Marie Fauche ? Mais c'est impossible, voyons. Cela fait plus de cinq ans qu'on l'a enterrée. Tu dois faire erreur.
- Cinq ans ? Je ... Où est-elle ? Je veux dire, Marie, où est Marie ?
- Au cimetière bien sur. Comme tout ceux qui quittent cette terre. Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Tu vas voir ta mère, maintenant ?
- Je ne sais pas ... oui, je vais y aller. Oui ! Vous m'accompagnez, je me sens un peu las.
- Bien sur, mon garçon. Je vais t'accompagner si tu y tiens. Cela fera tellement plaisir à ta mère. Tellement.

Nous avons pris la route longeant la côte et c'est en s'approchant de Port-Blanc que je vis les troupes et les véhicules de police. Sur la plage en contre-bas deux corps étaient alongés : deux gamins complètement nus et gonflé. Leur peau bleuâtre contrastait avec la pâleur du sable. Des femmes criaient dans les bras des flics assemblés comme des poupées de cire du musée Grévin autour des deux cadavres. Je me repris alors à penser à ce short et à cette planche de surf que j'avais laissés dans ma chambre, posés sur une chaise près de l'entrée.

Revoir ma mère une dernière fois, tout lui pardonner, se refaire une santé. Recommencer ma vie. Reprendre à zéro là où je m'étais arrêté voici vingt-huit ans. Réaliser les voeux de Marie, changer les plans de l'Ankou. Tout plutôt que de revoir le ventre et le sexe gonflé de ce gamin me serrant dans ses bras décharnés.

Cette histoire s'est passée voici quatorze ans. Ma mère a survécu encore huit ans, ne vivant que pour la joie de m'avoir retrouvé. Nous avons retappé la maison, aménagé les pièces, les rendant modernes et habitables. Je ne me suis pas remariè, cela n'était pas dans mes intentions de toute façon. Mais je reparle à mes enfants. J'ai invité Brenda et Annie ici pour qu'elles rencontrent enfin leur grand-mère. Elles lui ont enjolivé ses derniers jours d'une manière sensationnelle. Brice a toujours refusé de me revoir et dans un sens je préfère ainsi. Je vis encore actuellement dans ma vieille maison et je reçois mes filles chaque année à Pâques et à Noël. Je vois mes enfants, mes beaux-enfants, mes petits-enfants.

Mais plus que tout, plus que tout cela, celui que je revois avec horreur et attirance, c'est l'image de ce jeune garçon se frottant à ma jambe. Et certaines nuits, à l'heure où la lune est la plus haute, je me réveille tenant dans mes bras ce jeune homme nu et humide serrant mon vieux corps perclu de courbatures entre ses bras irrémédiablement jeunes et froids, se frottant à n'en plus finir contre mes jambes pliées. J'ai peur, je ne dors presque plus. J'attends l'Ankou avec impatience, pourtant il tarde à venir.
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Un récit de DorianGray