mardi 18 novembre 2008

En attendant le ciel

La rue menant à la maison de Tyler DuPane était stricte, infime, étroite; presque imperceptible. Elle ondulait entre deux venelles sombres derrière le centre urbain de Providence, serpentant langoureusement autour de maisons de maître oubliées des années d'industrialisation et de surpopulation du début du 21ème siècle. Elle était peu importante, perdue dans son caractère historique et sans doute un peu éperdue d'elle-même par moments. D'une tristesse infinie, aurait dit le poète.
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Tyler habitait l'une de ces maisons victoriennes épargnées par le temps, stupide et invraisemblable refuge des traditions du temps jadis. En forme de B gigantesque en façade, elle présentait du coté droit des baies vitrées d'une véranda formidable tandis que le coté gauche dévoilait par ses fenêtres longues et étroites un bureau ordonné et tapissé de bibliothèques chargées sur tous les murs. Sur le devant de la maison, un porche soutenu par des colonnades baroque annonçait directement la couleur de l'ensemble : kitsch et d'un autre temps.
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La demeure et sa propriété étaient séparées de la rue par une grille en fer forgé suffisamment haute, ce qui dissuadait assez rapidement les éventuels visiteurs importuns. Ce n'est pourtant pas ce qui dissuada Nick Fallow d'y entrer. Il était venu après lecture d'un article particulièrement intéressant dans le journal local, le Providence Inquireer. Il avait parcouru les vieilles rues de l'arrière-ville, la Providence originelle, celle où un auteur de renommée internationale avait vu le jour. Pour Nick pourtant, ce type était le plus merveilleux emmerdeur que la terre ait portée. Pensez donc, il avait du en plus l'étudier en cour de littérature appliquée, avant qu'il ne quitte l'école pour toujours. Un type qui voyait des monstres partout et en tous sens.
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Fallow était né à Providence, dans une famille somme toute bien bourgeoise et qui comptait dans ses illustres ancêtres un sénateur de l'état et deux colonels d'armée durant la guerre de Sécession. C'est dire s'il connaissait bien la ville, pourtant ce quartier ne l'avait jamais attiré pour ainsi dire. L'ensemble était propre, même trop. Mais cela semblait abandonné, comme oublié, presque le même aspect d'autrefois désuet que les maisons arboraient avec un prestige déchu.
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Tyler DuPane était venu s'installer à Providence voici près de dix ans, après une longue pérégrination dans divers pays orientaux. Il avait longtemps voyagé, vu beaucoup de choses, étudié de nombreuses cultures et de nombreuses peuplades jusqu'à ce qu'il se décide un beau jour à rentrer au pays pour profiter d'un peu de repos. Avec persévérance, il avait recherché une maison dans la ville natale de sa mère et avec une chance inouïe, il était parvenu à dénicher cette superbe demeure située seulement deux rues plus loin que celle habitée autrefois par sa famille.
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C'était un homme dans la force de l'âge. Grand, droit comme un 'i', sec et terriblement inflexible. Ce n'était pas seulement un grand homme cultivé, c'était aussi et surtout un chercheur, un homme de sciences et un esthète. Il avait étudié l'art et divers domaines intellectuels et en avait trouvé là un grand bonheur. Sa stature imposante faisait de lui l'un des citoyens les plus énigmatiques de cette ville. Lorsqu'il parlait avec nostalgie d'Arkham ou de l'Université Miskatonic, personne ne savait s'il jouait le jeu ou s'il voulait vraiment y croire.
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Nick s'avança vers le grillage ouvert de la propriété, prit son courage à deux mains et remonta l'allée vers la double-porte de la demeure. Il savait qu'il jouait son va-tout. Vingt-deux ans, sans famille fixe (il l'avait oubliée le jour où son père et lui s'étaient battu quasiment à mort), sans boulot, sans grandes études, il possédait pourtant une belle culture, mais cela n'était malheureusement pas suffisant à un emploi de qualité. Il espérait néanmoins que DuPane allait l'accepter. Des bruits courraient sur son dos et même si Nick comprenait qu'il ne pouvait s'agir que de légendes morbides autant que stupides, il savait que cet homme ne trouverait pas aussi facilement ce qu'il cherchait.
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Recherche jeune homme (environ vingt ans) pour effectuer quelques menus travaux dans ma maison, Clos des Quais, 183. Paiement effectif et avantages en nature. Se présenter à l'adresse. Motivation, détermination, pas d'attaches trop prononcées. Prof. Tyler DuPane, Providence.
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Nick avala sa salive et sonna. Dans le fond de la maison, il entendit nettement le bruit d'une porte que l'on referme avec fureur et puis des pas qui s'approchaient. L'homme qui vint lui ouvrir était plutôt grand, le visage allongé et sévère de celui qui en sait plus que les autres. Il fixa le jeune homme droit dans les yeux et se décida finalement à le laisser entrer. Nick pénétra dans un vaste vestibule terminé au fond par un mur percé de trois portes en bois sombre. Les murs étaient tapissés dans des teintes aussi sombres que la décoration. Deux miroirs dorés se faisaient face au milieu du vestibule, élargissant la portée de la pièce.
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- Vous êtes venu pour l'annonce, je suppose ? Entrez, nous allons passer à la cuisine, nous y serons plus à l'aise pour discuter de vos capacités.
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Nick suivit le professeur à travers la demeure qui lui apparaissait bien plus grande qu'il ne l'avait pensé au départ. Ils prirent la porte centrale et passèrent dans une sorte de couloir assombri avant de se retrouver dans une pièce claire, imposante et surmontée d'une grande verrière aux montants en fer forgé. C'était là ce que le savant avait appelé 'la cuisine'.
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- Asseyez-vous, fit froidement DuPane. Vous êtes donc venu pour le travail ...
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Ce n'était pas une question, juste un fait.
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- Oui, professeur. Je me nomme Nick Fallow Oxley. J'ai vingt-deux ans. Vous trouverez cela peut-être jeune mais je suis déjà capable de vous fournir un travail de qualité.
- Quelles études avez-vous réalisées ?
- J'ai étudié l'histoire de l'art à l'Université de Providence, avant de me disputer avec ma famille et j'ai donc du abandonner à partir de la deuxième année. Je n'ai plus de famille pour ainsi dire.
- Histoire de l'art, hein ? Intéressant. Vous n'avez plus de contact avec votre famille ? Plus aucun ?
- Plus aucun. Cela ne vous dérange pas je suppose, c'était inscrit ainsi dans votre annonce.
- Non, cela ne me dérange pas. Ce n'est pas là la question. Mais vous me semblez bien jeune et peu expert, c'est tout. Parlez-moi un peu de vos exigences salariales.
- Je n'ai aucune demande autre que le logement et le couvert. Je cherche un endroit où loger, je cherche un patron juste et droit, intelligent et possédant une demeure agréable.
- Je ne suis pas certain que le mot agréable soit un adjectif pour ma demeure. Toutefois, je serais d'avis que vos exigences sont toutes petites. Vous êtes véritablement amusant, vous débarquez ici, sans diplôme, sans aucune lettre de créance, sans aucune distinction, vous me dites le plus simplement du monde que vous n'exigez rien et que vous serez parfait pour cet emploi. Amusant, non ?
- Je ne suis pas certain que je me sois bien fait comprendre. Je ne suis pas issu d'une simple famille, mais d'une petite bourgeoisie des environs de Dunwich. J'ai fait de brillantes études auprès du professeur Ambrose Dexter, qui me promettait un avenir glorieux au sein même de l'Université, avant de me disputer avec mon père pour des raisons concernant sa santé mentale et je suis à présent sans le sous, sans travail, sans logis, dans la rue, à la recherche d'un travail intéressant et constructif sur le plan intellectuel. Si vous ne me voulez pas, pas de problème, je sors, je repars dans les rues à la recherche d'autre chose. C'est comme ça ma vie actuelle ! Mais j'ai encore mon honneur, professeur.
- Vous me plaisez décidément jeune homme. Je vous offre logement, cuisine, sanitaire et blanchisserie ainsi qu'une somme substantielle que nous déciderons plus tard. Je vous offre également une voiture de fonction et la possibilité d'achever vos études auprès du professeur Dexter et de moi-même, à l'Université. A cette seule et unique condition : vous appartenez désormais à ma maison, vous y serez mon second, mon assistant et mon aide pour toutes mes démarches. Vous dormez ici toutes les nuits, vous ne quittez pas la demeure de la nuit. Vous dormez dans un chambre contiguë à la mienne et vous manifestez de l'intérêt pour vos études. Vous ne me dérangez sous aucun prétexte durant mes recherches en laboratoire, vous ne faites pas de bruit intempestif et vous n'introduisez personne d'étranger ici, pas même une conquête de passage !
- Seule et unique condition, hein ?
- Et c'est ?
- C'est d'accord bien sur.
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Nick n'en croyait pas ses oreilles. Il venait de se faire accepter avec une facilité qu'il n'aurait jamais imaginée un seul instant. Il venait de prendre du galon en un rien de temps et en quantité à juger par les conditions d'embauche. Le jour même, il s'installa dans la maison du Clos des Quais, Providence. Il aménagea rapidement sa chambre ainsi que la pièce qui lui servirait plus tard de bureau.
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Comme le garçon allait le découvrir rapidement, la demeure de DuPane était loin d'être aussi réduite qu'elle n'en avait l'air. Cinq pièces au rez-de-chaussée : la bibliothèque qui servait de bureau au professeur, la véranda qui n'était guère utilisée sauf pour d'éventuelles réceptions, la cuisine et son étendue en verre détrempé, le salon, élégant, cosy et assez raffiné pour tout dire et enfin une vaste salle de lecture agrémentée d'un cabinet de consultation et d'une table de recherches géographiques. Au premier niveau, Nick avait compté trois chambres spacieuses et reliées les unes aux autres, deux salles de bain et un dressing assez vaste. C'est au second que l'étrangeté fit place à l'amusement : deux chambres assez vastes à en juger par l'espacement des portes étaient hermétiquement closes depuis la maison. Il était impossible à Nick d'y pénétrer pour quelque raison que ce fut. DuPane avait été d'ailleurs très strict sur ce point !
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Les travaux de Nick étaient simples à respecter : entretenir les dossiers, s'occuper du bureau, recevoir les invités du maître, servir lors des repas qu'organisait DuPane, ouvrir et classer les courriers. Durant ses samedis de liberté, il lui fallait encore s'instruire auprès du professeur Ambrose Dexter. Celui-ci se rendait à domicile, si l'on peut dire. C'est DuPane qui avait organisé ainsi la vie du jeune homme, régentant et dominant chaque instant, chaque souffle, chaque moment même d'intimité. Il arrivait même que DuPane vienne réveiller le jeune homme durant les nuits pour lui faire écrire de terribles lettres enflammées à diverses personnalités du monde entier.
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Nick se sentait devenir autre, comme plus adulte, plus important. Il devait reconnaître qu'il était fortement fatigué, mais le dimanche lui était entièrement réservé. DuPane le réveillait à dix heures trente précises et lui servait un copieux déjeuner au lit. Ensuite, il pouvait bénéficier de la salle de bain luxueuse ainsi que de la véranda ou du jardin durant toute l'après-midi. Un plaisir infime de relaxation pour une semaine de vie trépidante et éreintante.
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- La vie ne vous semble pas monotone ici, lui demanda, un samedi, le vieux Dexter.
- Non, professeur. C'est incroyable ce que l'on peut apprendre avec le professeur DuPane. C'est un maître en cartographie, en géographie et même en sciences appliquées. Ses recherches ethnologiques l'ont conduit à bien des endroits étranges de la planète. Il m'a raconté qu'il s'était même autrefois rendu sur le plateau de Leng où subsistait une tribu étrange et primitive consacrée à la vie nomade et écologiste.
- Peut-être. Restez tout de même sur vos gardes. J'ai connu Tyler bien avant vous, je fus son professeur avant d'être le vôtre pour la première fois. Mais déjà dans ses jeunes années, il manifestait une joie étrange pour toutes les fariboles absurdes concernant les croyances modernes et anti-mécaniques. Il est resté sensiblement étranger aux progrès réels de la science.
- Mais c'est un grand savant ! Rendez-vous compte qu'il connaît quasiment parfaitement les débuts des mythes pré-colombiens pour les territoires de La Barbade à Saint Domingue !
- Certes, certes, mon petit ami. Je n'en disconviens pas ! Sur quoi travaille-t-il donc pour l'instant ?
- Il est occupé sur un dossier concernant un navire disparu sur les quais de Providence il y a plus de trois cent ans. Le Priesterall, je pense ... mais c'est surtout ses propres affaires. Il n'est plus que plongé dans ses livres et ses cartes pour l'instant.
- Alors il recherche le Prestar'hal ... c'est un navire de bas tonnage. Il était originaire de Providence, de la compagnie des thés orientaux détenue par la famille de Tyler. Il le recherche donc encore ! Quelle sottise !
- Pourquoi donc serait-ce une sottise, fit soudain DuPane dans le dos du professeur. Bien sur que je le recherche ... et avidement encore ! Il est ici, je le sais. Il a coulé sur les quais familiaux, j'ai retrouvé sa trace dans les journaux de mon arrière-grand-père ... il me suffit dès lors de fouiller sous les combles des caves de cette maudite rue ... mais il me faudrait pour cela obtenir les accords nécessaires pour commencer sous la maison de mes parents.
- Vous avez donc pu l'acheter. Je croyais que Bowelles refusait de vous la céder.
- Hé bien, sachez que c'est chose faite depuis quatre jours. Il a fini par céder devant mes arguments ... ce qui était, somme toute, bien normal. Il est normal qu'un homme de mon influence reprenne ce qui lui appartient ...
- Mais ... et Bowelles ... qu'est-il devenu ?
- Il est parti, simplement. Il a quitté Providence pour ne jamais y revenir ... en tous les cas, j'espère !
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Après cette mauvaise passe entre les deux anciens professeurs, le climat se fit plus tendu et plus instable. Ambrose Dexter se montra moins souvent chez DuPane si ce n'est pour apprendre au jeune Fallow de nouvelles connaissances. Il serait difficile de donner une idée précise de ce qu'il se passa ensuite dans la maison du Clos des Quais. Mais des années plus tard, près de quarante années pour dire vrai, dans un demeure luxueuse de Los Angeles, après la mort d'un grand réalisateur, on retrouva un journal qui donnait des informations essentielles sur les évènements des quatre derniers jours.
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Extrait du journal intime de Nick Fallow
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Je dois bien avouer consciencieusement et après coup que je n'avais jamais prêté grande attention à la raison des recherches de DuPane, de la même manière que ses actes aussi violents soient-ils ne m'avaient jamais vraiment choqué. J'étais convaincu depuis toujours qu'un chercheur devait, pour arriver à ses fins, employer toutes les cordes mises à son service. De fait, j'avais déjà pu voir DuPane s'emporter avec véhémence contre Bowelles, sorte de vieil original déplumé mais conservant suffisamment de pesante monnaie pour éradiquer le pouvoir de DuPane dans cette partie de Providence. C'était sans doute sans compter sur la férocité et sur l'engagement certain du professeur dans toutes ses démarches.
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Après l'échange de paroles acerbes entre DuPane et Dexter, je vis moins le vieux professeur dans notre maison qui me parut progressivement plus vide et plus triste. DuPane lui-même semblait s'enfoncer dans cette grisaille lamentable. Je m'occupais pourtant bien de lui, le soutenant dans toutes ses pistes aussi démentes soient-elles. Au bout d'un mois, il obtint de l'Administration l'autorisation de commencer des fouilles sous sa propre maison et sous ses possessions du Clos des Quais, soit, comme je dus bien m'en apercevoir, près de cinq maisons reliant la nôtre à la maison de naissance du professeur.
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Les recherches le tenaient souvent éloignés de la maison durant des heures si longues que je ne savais que faire d'autre que de réviser mes matières en vue d'un examen prochain. Un jour, quatre jours après l'accord de principe des autorités pour fouiller les maisons, je reçus trois visites si étranges que je me demande encore aujourd'hui si cela n'avait été prémédité par d'autres forces bien plus importantes que ma simple personne ne peut l'imaginer.
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Le premier à se présenter fut un homme sec et émacié, portant vêtements coûteux mais de marque étrangère. Il avait la peau sombre et le teint bistre. Ses yeux aussi perçants que ne l'étaient ses manières me surveillaient avec insistance. Il me dit son nom (j'ai du l'oublier car je ne parviens pas à m'en souvenir convenablement ... un nom étranger je suppose ... que j'ai du mal comprendre) et me demanda à l'introduire auprès de DuPane. Le professeur était à sa table de travail dans sa bibliothèque lorsque je lui présentai l'individu. DuPane le connaissait déjà sans aucun doute. Il se leva et le salua avec une déférence énorme pour l'apparence somme toute habituelle du visiteur. DuPane me dit que je pouvais sortir et m'invita à préparer un repas convenable pour lui et son hôte. L'homme resta avec nous toute cette journée.
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Le second fut une jeune garçon, quinze - seize ans, qui me dit avoir rendez-vous avec DuPane lui-même. Il portait un ensemble en lin, blanc et quasi-transparent. Avec ses gestes délicats et ses airs efféminés, je me demandai immédiatement si, effectivement, j'avais déjà-vu une conquête de DuPane lui-même. Je dus me résoudre à bien admettre que non et priai pour que les goûts de mon maître ne fussent moi ! J'introduisis le jeune homme dans le bureau et retournai à mes affaires. Je commençais à me demander si les affaires du professeur n'étaient pas en train de lui tourner dans la tête lorsque le carillon d'entrée retentit encore une fois.
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La troisième entrée fut à ce point extraordinaire que je mis au moins trois jours à m'en remettre. Lorsque j'ouvris la porte pour la troisième fois, ce fut pour découvrir un homme grand, sec et dépenaillé. Il était vêtu d'une manière que je ne saurais décrire que comme incroyable : des frusques d'un autre temps, assemblées avec un véritable mauvais goût, et élimés comme si ils avaient été portés par trois générations de clochards ! J'en étais encore à me rendre compte de son état quand il prit la parole.
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- Es-tu Tyler DuPane, me demanda-t-il.
- Je ... non, je suis son apprenti et son homme de main, Nick Fallow. Le maître est dans son bureau.
- C'est donc ainsi. Mène-moi à ton maître immédiatement.
- Je doute qu'il accepte de vous recevoir, Monsieur ... Monsieur ?
- Peu importe, mène-moi à lui, je te jure qu'il ne t'en voudra pas de l'avoir fait !
- Je me demande ce qui me pousserait à agir ainsi, dis-je plus pour moi-même que pour l'autre. Enfin, venez, suivez-moi.
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J'avais à peine ouvert les portes du bureau après avoir entendu l'accord de DuPane que le professeur se figeait dans une fureur noire. Pas une fureur tournée vers moi, mais clairement vers l'inconnu. Dans un coin de la pièce, le jeune homme que j'avais conduit quelques temps plus tôt était assis à une table, un livre ouvert devant lui tandis que l'étranger lui faisait face et coulait des regards froids et noirs au nouvel arrivant.
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- Sortez, fit DuPane, sifflant plus que ne parlant. Ne vous mêlez pas de choses que vous ne pourriez pas comprendre, vieillard décati ! Vous ne pourrez vous mettre en travers de nos recherches une fois de plus. Nous touchons au but !
- Vous n'êtes pas en état de m'interdire quoi que ce soit, misérable. Vous avez renié l'état même de votre race ! C'est à toi que je m'adresse, dit le vieillard en se tournant vers l'étranger au tain bistre. Toi, leur serviteur, leur esclave malhonnête et monstrueux, toi qui crie au ciel dans l'affreuse lueur rouge ! Tu n'es pas en état de me tenir tête ... repends-toi DuPane avant qu'il ne soit trop tard. Cache-toi de tes erreurs qui furent celles de ta maudite famille !
- Maudite famille, éructa DuPane ... Maudite famille ? Malheureux vieillard ! Vous ne pourrez rien contre moi lorsque j'aurai retrouvé le Prestar'hal ... et ceci ne saurait tarder !
- Je reviendrai, DuPane ... je serai là avant que l'impensable ne se produise. Te voici prévenu ! Quant à toi, serviteur des mauvais enfants de la nuit, tiens-toi coi ou prépare-toi !
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Lorsque le vieux s'en fut reparti, DuPane me demanda de bien fermer la porte et de vérifier que la maison était sécurisée. Ensuite, je dressai la table pour eux trois. DuPane me permit de me retirer dans mes appartements. C'est avec frisson et froideur que je m'enfermai dans la chambre qui m'avait été désignée.
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Au milieu de la nuit, des cris affreux se firent entendre au-dessus de mon étage. Le grenier de la maison tremblait littéralement, vacillant sur ses fondations mêmes. Je ne pouvais retirer mes yeux du plafond qui gondolait et semblait se tordre de véritable douleur. Je hurlai en entendant la voix du jeune garçon que j'avais conduit quelques temps plus tôt auprès de mon maître. Une voix de pure souffrance et de démence. Puis, après un silence lourd de compréhension, j'entendis une autre voix s'élever. Mais celle-là n'avait strictement rien d'humain ! Une voix de pure terreur, une voix d'un autre monde, comme s'élevant d'une caverne suintante et chargée des pires horreurs.
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Je restai prostré sur le lit, attendant la fin de la nuit qui semblait ne jamais vouloir venir. Le matin enfin, je me levai, ouvris la porte et descendis dans le bureau. Personne n'était en vue dans la maison. J'ouvris d'un coup de tournevis bien placé le premier tiroir du bureau de DuPane. Je savais que le professeur y rangeait toujours une arme ou deux. Saisissant un revolver, je l'armai et revins dans le hall.
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Avec courage, je remontai les escaliers et me dirigeai droit vers le grenier. Les portes étaient ouvertes, sans que j'y vis âme qui vive. J'entrai dans la première pièce et me retrouvai perdu dans une brume infinie, s'éloignant et revenant sans cesse vers de plus sombres confins grêlés d'horreur pure. Au centre même d'une masse nuageuse effrayante et quasiment inexplicable se tenait un être abominable issu des pires cauchemars de l'humanité.
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Dans un coin crasseux et soumis à des lois géométriques que je me refuse encore à admettre se tenait le cadavre exsangue et dépecé d'un être humain, horriblement mâchouillé et broyé par des dents voraces et carnivores. Je compris à sa grandeur et à sa jeunesse qu'il s'agissait du jeune homme que j'avais conduit hier à DuPane. Sans aucun doute un jeune gigolo de première heure qui venait de finir entre les mâchoires craquelées de ce monstre sans âme et sans âge qui se tenait tapis dans les moindres coins de ce sinistre grenier. Une longue litanie déroulait ses airs sombres et lugubres dans les airs de cette pièce qui n'en était plus une. Je me trouvais à des milles de là, dans un endroit aux confins mêmes du monde connu ! Ou même inconnu !
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Je descendis les marches quatre à quatre sans prendre le temps de jeter un regard derrière moi, sans prendre conscience de l'horrible et brumeuse créature qui étendait déjà vers moi ses tentacules de fumée. Dans le hall, je me dirigeai vers la porte de la cave. Celle-ci semblait se déformer, se gondoler littéralement et changer de couleurs en même temps. Je braquai le revolver sur le battant et fis feu ! La porte s'ouvrit dans un craquement épouvantable. Les marches s'étiraient vers des profondeurs instables et enfumées.
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Je me savais décidé à en finir avec ce monstre. DuPane n'était pas ou plus un humain pour ainsi dire. Il avait signé un véritable pacte avec Le Malin. Des litanies affreuses sortaient de dessous la terre et s'enroulaient dans les piliers à moitié effondrés de cette cave empuantie. Les marches descendaient encore plus dans les tréfonds de la terre sans vouloir prendre fin. Soudain, je me retrouvai dans une pièce immense, taillée à même la roche, s'élevant comme une caverne antédiluvienne au centre de laquelle était incrusté à jamais un navire de l'ancienne époque !
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Le vieux brick s'était bel et bien enfoncé dans la vase de la rade du port de Providence près de 150 ans plus tôt. Mais malgré le temps passé sous l'eau et les sédiments, il paraissait nettement conservé. Je me doutais assez bien que je ne pouvais me trouver sous la maison de DuPane mais plus vraisemblablement sous toutes les maisons achetées par le professeur. Nous nous trouvions tellement bas que les ondes telluriques se ressentaient ici avec violence et distinction. Une caverne monstrueuse de par sa taille et ses dimensions géométriques aux angles étranges et aux formes abominables.
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Près du bateau se tenaient DuPane, nu et tatoué de la tête aux pieds et une créature aussi difforme qu'impossible à décrire. Juché sur quatre pattes colossales et ayant pour tête un long tentacule rouge aveugle, la bête hurlait vers les profondeurs d'un ciel caché par les mètres de terre au-dessus de nos têtes. La folie devait m'être familière car à ce moment précis, j'eus l'impression que le bateau s'élevait lentement de la gangue de boue et de vase qui le retenait prisonnier. Un hurlement de triomphe, de joie et de gloire retentit dans la poitrine de DuPane qui éructa. Le bateau s'illumina de l'intérieur et une amas de globes iridescents commença à s'extirper de la calle.
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Le sol se mit à trembler comme sous la marche d'un être titanesque, un être de pur cauchemar venant d'un lieu reculé de l'univers abstrait. Je sentais ma raison vaciller sous les coups répétitifs tant et si bien que je me sentais à deux doigts de m'évanouir. Le vaisseau d'un autre âge s'éleva lentement vers la voûte de la grotte souterraine lorsqu'un éclair vint le frapper en plain centre. Il s'embrasa comme de l'étoupe et s'effondra sur DuPane trop occupé à hurler sa joie pour se rendre compte de sa fin proche. Son corps explosa, lacéré même par les tentacules de feu de la créature qui achevait ainsi de mourir hors de son abîme infini, arraché à sa vie terrestre pour retourner dans ses sombres abysses d'ébène.
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L'autre créature se tourna vers l'origine de l'éclair et hurla sa rage dans une langue que je ne compris pas. Venant des marches que j'avais moi-même suivies, je vis le vieil homme de la veille habillé de parures créées par la nature elle-même s'avancer sur un char tiré par d'étranges et faméliques créatures ailées.
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Sa voix était sombre et oppressante et me paraissait familière bien que je ne l'ai vu qu'une fois et qu'il ne m'ait presque pas parler. C'était pourtant la voix de la raison, de la vérité et de la justice.
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" Nyarlathotep, fit-il en fixant le monstre de la caverne. Je t'avais prévenu. Je t'avais dit mon courroux et j'avais sollicité ton intelligence. Mais les siècles passés dans la peau d'un humain ne t'ont pas servi, faux messager. Ta peine sera aussi lourde que ta corruption millénaire. Elle sera à la hauteur de ta vanité. "
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Alors que la bête se ruait littéralement sur lui, le vieux prophète hurla dans une langue inconnue et le sol s'ouvrit sous les membres charnus de l'animal qui s'y enfonça en bouillonnant. Ce fut sans aucun doute à cet instant que je m'évanouis pour de bon.
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Lorsque je me réveillai, j'étais étendu sur le perron d'une maison faisant face au Clos des Quais. De cette ancienne rue maudite, il ne restait plus guère que des ruines, un éboulement souterrain ayant fini par détruire toutes les maisons du début de la rangée de droite. DuPane, son monstre et ses demeures figées dans le temps avaient fini par faire le grand saut pour rejoindre leur éternel créateur.
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Je songeai à cet instant à ce vieux fou de Lovecraft et me demandai finalement si la folie ou la raison n'était pas de prime abord un sentiment semblable. Mais fou ou non, ce qu'il avait inventé est là, parmi nous, cherchant la porte pour revenir, cherchant sans cesse la résurrection de Yog-Sothoth, le monstre informe qui se cache dans les dédales de nos mémoires païennes !
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Un récit de DorianGray