lundi 17 novembre 2008

Selon que vous serez ...

La vieille était assise devant une table immense couverte d'une nappe d'un blanc doux en dentelle de Bruges. Elle finissait une tasse d'excellent thé vert de chine aromatisé à la bergamote et aux agrumes. Elle reposa sa tasse dans une soucoupe aussi belle que solide et se leva. Elle avait été enseignante autrefois et elle gardait de cette époque l'envie de tout régenter, tant les humains que les meubles de sa maison aussi ordonnée qu'une parade militaire un 14 juillet !
----------
Elle passa au salon et mit en marche un antique gramophone parfaitement lustré. Une musique douce évoquant la campagne et un matin ensoleillé résonna doucement dans la pièce tandis que la vieille choisissait un livre sur un rayonnage. Elle hésita entre plusieurs possibilités et se fixa finalement sur Quatre-Vingt-Treize. Un choix long mais de grande qualité !
-----------
Elle s'assit dans une bergère moelleuse. Pour tout un chacun, elle aurait interprété facilement la vieille grand-mère très maternelle d'une très nombreuse marmaille ! Pour tout le monde sauf pour elle-même. Elle portait la coiffure blonde-grise de l'entre-deux âges, au carré avec pointes à l'anglaise, des lunettes dorées avec chaînette de rétention et était habillée d'un tailleur d'un rose parme prononcé.
-----------
La maison était sobre en soi, bien que la salle à manger soit la copie presque parfaite de la salle d'accueil du Dracula de Stocker : énorme, étouffante, chargée et d'une couleur sombre et dérangeante. La cuisine supportait un aspect purement pratique sans aucune fioriture excessive. Mais il est vrai que Dominique ne faisait jamais la cuisine elle-même, elle avait une bonne pour ce genre de travail. C'est qu'elle n'avait pas été une simple enseignante sans ambition. Elle avait enseigné à l'Université de Nantes autrefois ... avant la mise à la retraite anticipée.
-----------
Elle regrettait ce temps-là, elle aimait tellement faire passer son savoir, enseigner sa grande connaissance, appuyer sa croyance réelle en un monde différent. Mais Aloïs Hildebrand en avait décidé autrement. Après une minable aventure qu'elle avait eue avec un de ses élèves, cette lopette de Directeur lui avait gentiment proposé la retraite.
----------
Mais Antoine s'était occupé de lui. Il lui avait fait comprendre son erreur et Aloïs n'avait pas été long à la rejoindre sur les bancs des jeunes retraités. Tout compte fait, elle aimait son état. Avec l'argent qu'elle avait toujours gagné, elle avait pu s'acheter cette superbe demeure sur les hauteurs de Falaise ainsi que de poursuivre un train de vie intéressant avec une bibliothèque bien fournie.
----------
Ce soir, elle se sentait particulièrement tendue. Elle avait encore reçu une lettre et ne comprenait toujours pas qui avait pu avoir vent de cette histoire. Elle était derrière elle à présent. Mais si cela continuait, il faudrait sans doute qu'elle joigne la Loge. Si cela continuait ...
----------
La pendule du salon sonna dix heures. Dominique se leva, posa son livre sur le bras du fauteuil et se dirigea vers la cuisine. Elle souhaitait se faire rapidement une bonne tasse de café serré. La cuisine s'alluma à son entrée. Elle s'approcha d'une armoire qu'elle connaissait particulièrement bien et en sortit un petit sachet de café soluble ainsi qu'une tasse ébréchée. Elle brancha la bouilloire électrique et attendit en sifflotant un petit air d'opéra.
--------------
L'eau frémit rapidement et Dominique s'en servit une tasse avec satisfaction. L'odeur du café chaud lui faisait frétiller les narines. Elle prit la tasse et rejoignit le salon. Un bruit à l'extérieur attira son attention. Elle s'arrêta, prêta l'oreille et attendit.
-------
Hé bien ma pauvre fille, tu déraisonnes. Qui oserait venir jusqu'ici ? Allez, redeviens sérieuse. Au salon, une tasse et dodo.
---------
Elle revint au salon, s'assit dans son fauteuil et posa la tasse sur un petit guéridon en merisier. Le bruit se fit entendre à nouveau, plus proche cette fois-ci. La maison était pourtant équipée de volets. Partout sauf sur la porte d'entrée. Et elle était certaine d'avoir fermé tous les volets. Elle vida la tasse d'un coup, se brûla au passage et se leva.
--------
Plus le temps d'appeler quelqu'un de la Loge. M'armer et rejoindre mon bureau. Fermer toutes les entrées possibles, voilà ce que je vais faire.
---------
Dominique se dirigea vers son bureau, passant devant le hall dont la porte était toujours belle et bien fermée. Le bureau était une sorte d'immense coffre-fort, fermé par une immense porte blindée et renforcée. Dominique y entra et fit pivoter le panneau central. Après avoir vérifié la fermeture, elle se dirigea vers le bureau lui-même : un énorme secrétaire trônant au milieu de la pièce, posé sur un tapis persan d'un grand luxe. Elle s'assit à son fauteuil pur cuir et fit pivoter un clavier central en-dessous de la table de travail. Appuyant progressivement sur les boutons, elle ferma complètement et hermétiquement toutes les pièces.
----------------
Les volets de l'étage se refermèrent d'un coup et Dominique se sentit tout à coup piégée. Elle avait oublié les fermetures de l'étage et subodorait qu'un étranger avait pu se glisser par là. Heureusement, son bureau était à présent clos. Impossible d'y pénétrer tandis qu'elle possédait elle-même un système d'appel de sécurité directement dans son propre bureau. Elle était donc ici en parfaite sécurité.
-------------
Un bruit léger attira son attention du coté du dernier rayonnage. Elle se leva, saisit une arme dans un tiroir et s'avança vers la double-porte tendue de rideaux sombres. Elle s'approcha à pas de loup, l'oreille aux aguets. D'un coup brutal, elle tira les rideaux et se retrouva devant ... son propre reflet ! Rien d'autre. Puis, aussi soudainement qu'un coup de tonnerre, les lampes s'éteignirent. Dominique se retourna, l'arme au poing. Elle visa à droite, à gauche, à droite, à gauche.
-----------
Un second bruit sec se fit entendre sur son coté droit et elle reçut un coup sur la tête. Elle s'effondra sur le sol.
----------
Alors, Dominique de LaLande ? Vous vous sentez mieux ?
-----
La lumière était de retour et Dominique sentit ses pupilles se rétrécir sous l'effet de la lueur troublante. Elle poussa un petit cri de surprise et se rendit compte qu'elle était ligotée à une chaise devant son bureau derrière lequel se tenait un homme plutôt grand, large d'épaules et tenant dans ses mains une lame longue et particulièrement tranchante. Cette lame, elle la connaissait suffisamment bien. Elle aurait pourtant juré l'avoir balancé au large lors de son voyage en Méditerranée.
------
- Hé bien, ma fille, on ne répond pas ? Vous ne me reconnaissez pas, sans doute ?
- Je ... qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ?
- Ceci n'a pas beaucoup d'importance, vous ne croyez pas ... Ce qui est important, c'est ce que nous allons faire ensemble, ici, ce soir !
- Si vous ne sortez pas immédiatement de chez moi, je vous jure que vous allez amèrement le regretter.
- Vraiment ? C'est une blague ? Vous ne croyez pas sérieusement que j'ai peur de votre "Loge" ... je suis là pour ça, vous savez .... Je vous avais pourtant bien expliqué ce que j'allais faire dans ma lettre, non ? Oh, je vois ! Vous n'y avez pas cru, n'est-ce pas ?
--------
Dominique fixait son agresseur avec hargne. Elle aurait voulu être libre de ses mouvements pour lui faire regretté son geste. Comme s'il la comprenait, l'agresseur se figea, son regard se durcit et il frappa violemment la vieille sur la joue.
-------
- Comment pouvez-vous oser me fixer de la sorte ? Quelle infamie vous pousse à agir de la sorte, monstre femelle ?
- Bientôt, vous ne ferez plus le fanfaron, je peux vous l'assurer. Vous ne savez pas à qui vous avez affaire !
- Au contraire, je vous connais parfaitement. Si c'est à votre ami Antoine du Mesnil-Rochand que vous songez, apaisez votre esprit, il n'est déjà plus de ce monde. Et vous le rejoindrez bientôt, ça je vous le promets.
- Stupide petit imbécile. Vous ne savez rien, rien sur rien. Vous n'êtes rien et je ...
- Oooooh, je sais Madame de LaLande ... selon que vous serez puissant ou misérable ... mais quand Lafontaine écrivit sa fable, nous avions un roi ! Et malgré sa taille et ses airs de sauvage prétentieux, votre ami ne l'est pas encore. Vous voyez ? Je connais bien vos ramifications. Mais aujourd'hui, elles ne vous seront d'aucune aide ... contre moi. Car vous m'avez déjà tué en sacrifiant mon enfant.
-------
Des images s'entrechoquaient dans la tête de l'ancienne enseignante. Elle ne savait plus par où commencer son récit ou son explication. Tout ceci lui semblait parfaitement absurde et comme par moments impossible. Elle regarda l'homme droit dans les yeux et soutint son regard.
-------
- Mesnil est mort, déclara l'agresseur le plus calmement du monde. Je l'ai tué.
- Je ne vous crois pas !
- Il s'était installé depuis trois jours dans sa petite villa de campagne. Il pensait pouvoir y être en sécurité. Bien sur, si même sa femme, votre nièce, en ignorait l'existence, qui pouvait le savoir ? Tout d'abord vous et ensuite les enfants qui y furent amenés. Je l'ai surpris alors qu'il sortait de la douche. Je l'ai cloué sur une table et je lui ai décollé le gland. Il s'est vidé progressivement de son sang et est mort en gargouillant votre nom ... allez savoir pourquoi ? Quoiqu'il en soit, j'ai décidé que le moment était venu et je suis donc revenu vers vous ... l'ancienne Directrice de la Loge de l'Ouest, la monstrueuse mante qui assassinait les enfants des autres au nom d'un idéal impossible. Vous avez cru atteindre Satan, le Diable ou quel que soit le nom que vous lui donnez, mais vous n'avez commis que des erreurs ... vos actions monstrueuses, l'état des cadavres lorsqu'on les retrouvait indique d'une manière ou d'une autre votre degré de folie !
- Vous ne savez rien de nos réalisations ... votre pauvre petit cerveau malade ne peut estimer l'inévitable grandeur, l'incroyable puissance qui émanait de nous à chaque réunion. Vous ne ...
--------
De nouveau, une claque brutale la fit taire. L'homme venait d'agir avec rage et détermination. Le temps que Dominique se remette du coup, l'homme avait sorti un couteau cranté de sa veste. Il déchira les vêtements de la vieille femme, empoigna un de ses seins flasques et commença à le lacérer tout en chantonnant des airs enfantins. Dominique hurla et cracha au visage de l'homme !
-----
- Vous estimez sans doute que vos crimes devraient rester impunis, n'est-ce pas ? Que vos actions sont correctes voire louables et que d'une manière ou d'une autre vos connaissances doivent vous cacher de la réalité judiciaire ? C'est pourquoi je suis là ! C'est pourquoi je reviens vers vous ... Il n'était pas d'accord, Il ne l'a jamais été. Vous n'avez pas interprété Ses paroles, vous n'avez fait qu'assouvir vos fantasmes ... et vous avez fait erreur. Car Lui m'a rendu ma fille !
------------
L'homme lui sourit et continua son travail. La lame parcourut bientôt son visage, laissant des zébrures rouges et des entailles plus ou moins profondes. Puis, avec une précision brutale et une joie mauvaise, l'agresseur perça l'oeil de la vieille prof et lui cloua la tête contre le dossier du fauteuil.
-------
En cet instant où la vie s'écoule, où tout sombre dans le néant, elle la vit. La seule qui avait pu savoir tout sur tout et qui avait pu guider son père. Elle, la fille en blanc, massacrée par pur plaisir. Elle avait pourtant pensé l'envoyer en enfer, chez le maître. Comment avait-elle pu se tromper ainsi ?
------
La fillette s'approcha et la fixa droit dans le dernier oeil ouvert. Elle apparaissait belle, terriblement belle. Onze ans pour toujours, les mêmes cheveux blonds pour toujours, le même air candide et les mêmes yeux d'un bleu délavé. La seule et immense différence résidait dans son sourire ... une bouche de requin, de tueur ... Avec un sourire carnassier, elle se pencha sur la vieille femme et, lui déchirant la gorge d'un coup sec de mâchoire, aspira son âme dans un terrible silence. La vieille avait disparu. Pour toujours.
--------
- Merci, fit simplement le père en versant une larme. Merci et remercie-le, Lui aussi !

Un récit de DorianGray