dimanche 9 novembre 2008

Le dossier D

Merci à Rémy (Dexter) pour son aide !
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Le vieil homme était confortablement assis dans un fauteuil haut, une bonne pipe au coin de la bouche. Il avait bu son cognac et écoutait à présent son émission culturelle habituelle consacrée aux grands noms de la musique classique. Aujourd'hui, un maître du violon venait d'interpréter un extrait de Mozart avec une aisance et une facilité évidente.
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- Et nous venons d'entendre à présent Maître Heinrich Fredericksen, du conservatoire de Berlin. Maître, pouvez-vous nous donner vos impressions quant au prochain spectacle au Philarmonique Orchestra ?
- Bien entendu, il est évident que nous ...
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Le vieux se releva d'un coup, le visage cramoisi. Il sentit le feu brûler ses joues et le froid se répandre dans les autres parties de son corps. Sa pipe d'écume tomba et se brisa sur le sol du salon. Un cri, étouffé ... mais un cri bien réel. Le vieux hurla et s'écroula face contre-terre, continuant de crier.
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- C'est lui, Florence, lui ... Karl Hans Frankenburg ... Karl Hans Frankenburg ... Mauthausen ... Mauthausen ... c'est lui ... c'est sa voix ... lui ... luiiiiiiiiiii !
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Il entra dans le petit café anversois quelques minutes après dix-sept heures. Le froid tombait rapidement sur la ville. Il était heureux de pouvoir s'offrir un bon café chaud et sans doute un petit cognac avant de songer à rentrer à l'hôtel. Son enquête venait de se terminer dans un luxe de détails scabreux et lui avait donc laissé un arrière-goût affreux en bouche. Il avait envie de se changer les idées rapidement. La taverne était tapissée de teintes rouge et ocre et possédait une jolie collection de tableaux d'artistes autodidactes.
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Après avoir passé commande, l'homme s'installa plus confortablement et prit la carte des consommations en mains. Peut-être allait-il commander une crêpe ou une gaufre chaude en plus de son café ? Il parcourut la salle des yeux et fixa son regard sur un touriste assis face à lui. Touriste, il l'était pour sur ! Son costume impeccable possédait une coupe italienne qui n'était pas l'habitude dans ce quartier de la ville. En outre, il affichait une prestance mi-sobre, mi-élégante que l'on se plairait plutôt à afficher dans des grandes villes méditerranéennes.
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Il fut étonné de voir l'homme le fixer avec une attention presque amusée. Sur cet entrefaite, le garçon apporta au policier sa commande. Le flic en profita pour se décider à goûter une crêpe à la crème. Lorsque le serveur s'en fut à nouveau, il remarqua l'absence de l'autre, en face, l'étranger, le touriste ...
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- Hé bien, inspecteur Hooskens. Encore occupé à me chercher, fit simplement le disparu. Ne vous tracassez donc pas aussi inutilement, inspecteur. Nous nous croiserons à nouveau très bientôt ... et si j'étais vous, je sortirais rapidement de cet endroit.
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L'interpelé se retourna d'un coup et se trouva face à face avec Lui ! Il le savait, c'était son homme ! C'était Lui. Quel odieux culot de se planter ainsi devant le chasseur ... à moins que le chasseur ne soit pas celui que l'on pense.
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Venant de la cuisine, un cri horrible retentit. Hooskens se leva et empoigna l'autre avec autant de facilité que s'il n'avait rien pesé. Certains clients s'étaient déjà portés en avant lorsque l'explosion étourdit tout le monde. Tout le monde sauf Lui bien sur. Et avant même qu'Hooskens s'en rende compte, l'autre avait disparu, laissant derrière lui un café en feu, un patron carbonisé et un inspecteur d'Europol aussi perdu que dix troupeaux de yacks au milieu du désert gobien ! Télékinésie, préparation programmée, meurtre sophistiqué, Hooskens n'en avait aucune idée, mais l'idée que ce homme n'en était pas vraiment un le torturait depuis déjà quelques temps.
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Le noir total des sous-sols de la cité contrastaient avec les murs blancs et ivoire des bureaux d'Interpol. Il était heureux de pouvoir quitter son antre domanial pour déguster un excellent verre dans le centre-ville. Il sortit du métro et laissa la basilique dans son dos. La ville était calme, trop calme. Ce n'était pas habituel ; il connaissait pourtant l'effervescence idoine de cette cité millénaire, ancienne capitale des Gaules. Il continua, longeant les quais de Saône. Le soleil brillait agréablement et réchauffait ce début de matinée de mars.
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Après la froide ambiance des bureaux du quai Charles de Gaulle, les quais du centre-ville lui rendaient cet aspect chaleureux et accueillant que Lyon lui avait donné lors de sa première visite, dix années auparavant.
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Il se dirigea aisément dans le dédale incroyable de l'île pour terminer sa course sur la place Bellecour. Grande, spacieuse, vaillante, fière et d'une ombrageuse beauté, elle était surplombée du regard évocateur d'un Louis XIV pédant et chevaleresque. Marc se moquait bien de cette vieille ganache, mais s'intéressait par contre plutôt aux passants, jeunes et moins jeunes, qui déambulaient ici d'un pas léger. Il avisa le café désigné et s'y rendit.
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Le zinc était d'une belle couleur verte design avec des lampes inversées d'un jaune ocre pendant d'un plafond lambrissé. Au fond du café trônait un énorme miroir, rendant trais pour trais les lignes longues et courbes du bar, avec ses milliers de couleurs chaudes et uniques en leur genre. Marc aimait cet endroit presque autant que la ville. On s'y sentait bien, à l'aise comme chez soi, avec cette ambiance proche des seventies. Il avisa une petite table argentée garnie d'un porte-cartes en métal galvanisé et d'une lampe new-âge. L'homme l'attendait : grand, sombre, guindé, trop enserré dans son imperméable gris foncé.
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Marc s'amusa de voir combien son partenaire avait l'aspect de son job : un flic. Il s'avança, lui fit un signe de tête et s'assit. Il regarda bien l'autre dans les yeux et comprit que celui-ci ne semblait pas prêt de parler d'autre chose que de boulot. Triste matinée tout compte fait.
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- Bonjour, fit simplement l'inspecteur Hooskens. Un verre de Saint Joseph ?Ah ben, non, sympa comme type, cet inspecteur d'Europol.
- Bien volontiers. J'ai toujours affiché un faible pour le bon vin ! Et surtout par ce temps radieux.
- Hé bien, fallait le dire en arrivant. Garçon, une bouteille de cet excellent Saint Joseph que vous m'avez servi tout à l'heure.
- Vous avez trouvé facilement ?
- Bien sur, vos indications étaient très claires. Je suis peut-être du nord, mais j'apprécie la chaleur du sud, vous savez.
- Hé bien, c'est toujours plus agréable et moins protocolaire que de se rencontrer à la cafet' du bloc. Ça la joue moins mortuaire des temps modernes !
- Je ne vous comprends que trop bien. D'autant plus que le dossier qui nous concerne est loin d'être protocolaire. Vous en convenez ?
- Pour sur. Si votre demande ne m'avait été présentée par le Directeur des Bureaux de la Sûreté, je dois bien avouer que je n'y aurais jamais cru. Encore maintenant, j'ai l'impression de pourchasser Mathusalem.
- Oh, peut-être même pire. J'ai apporté ici une copie du dossier. Vous pourrez jeter un coup d'œil tout à l'heure. Si vous nous trouvez un endroit agréable et isolé.
- Pas de problème, le patron de cette gargote est un ami et je dispose toujours d'un studio privé au premier. Comme tous les scientifiques de ma section par ailleurs. Nous y serons à l'aise. Je ne savais pas que vous aimiez le vin, mais à tout prendre, j'avais fait mettre un Châteauneuf à décanter.
- Quelle maison ?
- Charles Bonvin. Cuvée de Mon Père, vous connaissez ?
- Choix judicieux et ô combien gustatif. Je vois que vos goûts ne m'ont pas été trahis ni déformés.
- C'est plaisir que de discuter avec si brillant connaisseur. Mais je pense que vous serez heureux si nous revenons sur le sujet de notre rencontre : ce fameux dossier D !
- Mwoui, mais après notre verre. Lorsque nous serons dans ce petit studio, nous aurons tout le temps d'en discuter.
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Le studio en question était surtout un large salon possédant une petite table d'appoint en merisier et deux superbes fauteuils en cuir italien. Les deux hommes s'assirent et se préparèrent à dîner copieusement. Hooskens posa un ensemble de documents sur un coin de la table et les fit passer à Marc. Ce dernier jeta un regard mi-intéressé, mi-amusé sur les feuilles et ensuite les reposa sur la table et s'enfonça dans le dossier haut du sofa.
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- Ainsi, vous pensez vraiment qu'il s'agit d'un seul et même homme ? Vous êtes sérieux ?
- Plus sérieux que je ne l'ai jamais été ! Je peux vous assurer que cet homme est le même. Si vous regardez à la page quatre du dossier, vous pourrez voir le compte-rendu d'un survivant de l'explosion de la Montagne Pelée. Cela s'est passé le huit mai mille neuf cent deux. Lisez donc le récit de ce Compère-Léandre et prenez surtout attention à la description de la personne étrangère, survenue avec le Contador le matin du trois mai. Vous prendrez ensuite la page quatre-vingt sept du même dossier et vous lirez la description du capitaine du Princess Augusta. Lisez, je vous assure, nous en discuterons après.
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Marc se mit à parcourir les feuillets. Léon Compère-Léandre avait été cordonnier à Saint-Pierre de la Martinique, il était l'un des trois survivants de l'écoulement du volcan en mai mille neuf cent deux. Il donnait des informations plus ou moins précises selon le moment de la journée, mais il ajoutait avoir aperçu un homme étrange dans le port de la capitale le matin du trois. La corvette Contador originaire d'Espagne avant débarqué un homme grand, mince, basané, portant costume et chose bien précise pour un traitement aussi large : il avait des yeux d'une couleur étrange, presque or selon Compère-Léandre. L'homme était descendu et selon le cordonnier avait demandé à plusieurs métèques à être conduit sur les flancs de la Montagne Pelée. La suite se perdait dans les discours de fuite pour sauver sa peau. Il n'y était plus fait mention nulle part autre.
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Les témoignages concernant le naufrage de la Princess Augusta devait aussi être tenu avec des pincettes. Marc savait parfaitement le nombre de légendes courant sur le compte de ce vaisseau sombré au large de New York le vingt-sept septembre mille sept cent trente-huit. Il fallait se méfier des dires des survivants autant que des îliens qui les avaient recueillis. Toutefois, le récit d'un pasteur allemand le surprit. Selon lui, un homme issu d'une congrégation étrange s'était mêlé au groupe au départ de Rotterdam. Il s'agissait d'un homme mince, grand (plus que la moitié des hommes présents), assez beau selon le vieux prêcheur et portant une caractéristique étrange : ses yeux avaient une couleur peu habituelle, d'un jaune presque or.
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- Alors ? Qu'en pensez-vous ?- C'est étrange, certes, mais cela pourrait être simplement un fait du hasard.
- L'aurait bon dos le hasard. Le six mai mille neuf cent trente-sept, de nouveau à New York, avant l'explosion du dirigeable Hindenburg, un matelots de l'appareil a aperçu un homme répondant au même signalement, promener sur les coursives, réalisant, selon ses dires, une inspection de routine. Trente-minutes plus tard, le ballon explosait en plein ciel et s'abattait sur la piste de Lakehurst. Montagne Pelée, vingt-neuf mille morts ; Princess Augusta, trois cent dix morts, le dirigeable Hindenburg, trente-sept décès ! Chaque fois, on dénombre des cadavres. Sa route en est jonchée.
- Etonnant. Vous m'aviez demandé des renseignements supplémentaires sur le meurtre possible de l'ancien S.S. Joachim Peiper. Selon les rapports 'officieux' des services secrets de l'époque, le colonel Peiper serait bien décédé dans sa villa des suites non d'un incendie (provoqué plus tard), mais plutôt d'un gavage à la terre. Il aurait reçu la visite d'un homme le soir du drame et aurait été empli de terre jusqu'à ce que mort s'en suive.
- Laissez-moi deviner, cet homme est un ancien S.S. Qui avait participé au massacre de Baugnez en Belgique, le dix-sept décembre quarante-quatre. Un certain Frans Halten de Dresde. Caractéristiques : grand, mince, jeune, assez beau et des yeux clairs d'une couleur étrange.
- Effectivement. Pourquoi me faire chercher si les dossiers d'Europol sont complets ?
- Ils ne le sont jamais assez ! Continuez, je vous prie. Le meurtre de Baugnez à présent.
- Je ne sais pas comment vous pouvez connaître tous ces détails, mais ceux-ci doivent vous être inconnus. J'ai retrouvé dans les dossiers de l'ancienne Préfecture de Lyon des documents signés de la main de Peiper lui-même. Le Führer lui aurait imposé un major extérieur, ni de la S.S., ni de la Wehrmacht, ni de la Waffen, un membre du parti mais disposant de pouvoirs spéciaux, un membre de la loge de Thulé. C'est cet homme qui demanda un meurtre rituel pour influencer la fin de la guerre. Baugnez fut marquée par la mort sacrificielle de quatre enfants mâles. L'homme, selon Peiper, possédait des yeux étranges, hypnotiques.
- Présent à chaque fois que la mort veut frapper. Il n'est pas humain. A mon tour à présent. Southampton, dix avril mille neuf cent douze, un marin peu porté pour les grands voyages cède son béret à un inconnu cherchant de l'emploi sur les docks. L'homme était grand, d'origine allemande selon le marin et avait des yeux d'un bleu outremer.
- Donc, ce n'est pas lui ! Votre théorie s'effondre !
- Attendez. Le marin se fit inscrire sous un nom d'origine allemande : Frans Halten Peiper ! Il est dans les rescapés sur le Californian !
- Incroyable ! Tout bonnement incroyable !
- Mais il y a mieux ... quatorze ans avant ce drame, le même homme, sous le nom de Frédéric Hawthorne Predering, inspirait à Morgan Robertson le livre 'Futility or the wreck of the Titan', un roman qui prophétisait le naufrage d'un paquebot dans l'Atlantique, suite à un accident avec un iceberg.
- Donc, vous possédez un dossier qui couvre près de cent années terrestres pour un seul être. C'est ça, le dossier D ?
- D comme diable ! Bien sur, c'est ça le dossier D ! Si l'homme est présent dans plusieurs cas, les techniques sont toutes différentes aussi : sorcellerie dans le cas du Princess Augusta, une grue de chargement dans le cas du dirigeable Hindenburg, télékinésie dans le cas du café d'Anvers, il aurait même été présent dans le Boeing cent vingt-trois, celui qui s'écrasa sur le mont Takamagahara le douze août mille neuf cent quatre-vingt cinq. Il est même noté présent en Afghanistan avec les troupes rebelles lors de l'invasion russe. Un homme grand, fort, élégant, hypnotique et imposant moralement. Et chaque fois, des yeux d'une couleur incertaine et d'une froideur incroyable.
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Le menu enfin servi, les deux enquêteurs se restaurèrent. Hooskens attendait la fin du repas pour continuer les recherches avec l'aide d'Interpol. Il était sur à présent certain que l'homme était ici à Lyon. Il était certain que le face à face aurait lieu ici, dans l'ancienne capitale des Gaules.
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Le serveur apporta les desserts et proposa de passer un petit air de musique pour adoucir le reste de la journée. Marc acquiesça d'un signe de tête.
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- Vous êtes nouveau ici, mon brave, demanda-t-il au serveur.
- Nouveau ? Ici ? J'y suis déjà venu, mais c'est bien la première fois que je sers si c'est ainsi que vous l'entendez ... oui ... d'une certaine façon je suis nouveau ... que diriez-vous d'un petit air de violon, Mijnheeren ?
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Dans son bureau de La Haye, le commissaire général Harry Rosenberg relisait le rapport remis par les autorités de la ville de Lyon et les membres d'Interpol. Il ne pouvait y croire, tant cela lui semblait louche et complètement anormal, pour tout dire. Selon les rapports du médecin légiste, il s'avérait que les deux hommes étaient décédés d'une sur-pression dans les oreilles entraînant une explosion subite du cerveau. Comme s'ils avaient entendu un bruit trop important !
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- Et le dossier de Hooskens, où est-il ?
- Il a été impossible de mettre la main dessus, commissaire, mais nous continuons de fouiller l'endroit.
- Espérons que nous retrouverons le coupable et sans doute le dossier avec lui. Merci Henry, vous pouvez disposer.
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Un récit de DorianGray