dimanche 25 janvier 2009

La beauté est immortelle

Septembre 1863. Un jour comme les autres à Istanbul. Le ciel mordoré collait encore à l'eau bleutée du Bosphore. Quelques bateaux lents reposaient leurs coques dans le port terni. Les dômes de Sainte Sophie se paraient doucement de jolies couleurs nacrées tandis que les marchés couverts ouvraient boutique pour la plus grande joie des touristes fortunés.
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Il avait déjà quasiment tout vu depuis la Grande Mosquée aux six tours jusqu'au palais impérial de Topkapi où il avait été reçu par son ambassadeur. Il avait d'ailleurs pu rencontrer des personnels du Sultan et même le Grand Bey.
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Mais maintenant, il était temps pour lui de s'en retourner. Son Angleterre natale lui manquait et la vue de ces infidèles lui retournait l'estomac. Cette bande de moutons débiles et indociles, blasphématoires et dégoûtants le révoltait.
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Ce jour-là, il quitta l'hôtel tôt le matin et héla une calèche. Il indiqua une direction précise au chauffeur et se cala dans la banquette, reprenant la lecture du journal qu'il avait entamé ce matin. Il avait promis à l'ambassadeur d'être présent pour la cérémonie de l'ouverture de la nouvelle compagnie maritime britannique à Istanbul. Il aurait manqué à sa parole en étant absent et ce n'était pas le moins du monde son genre.
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Il suivait d'un oeil absent, presque éteint, les dérives du fiacre dans cette ville multi-culturelle et multi-religieuse. De temps en temps, quelque gamin, à moitié décharné, s'accrochait à la voiture et lui demandait des pièces. Imperturbable, il les chassait d'un coup de canne bien placé et reprenait la lecture de son journal.
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Il marchait depuis deux bonnes heures dans les souks en perpétuelle effervescence. Il cherchait le souvenir qui aurait ce petit quelque chose de différent, d'original. Les souks, c'est bien connu, regorgeaient d'objets de petite et de grande valeur. On pouvait parfois même y trouver une oeuvre d'art de belle qualité ou encore un véritable trésor antique. Ce n'était pas toujours très réglementaire, mais les affaires sont les affaires. Les occidentaux n'y peuvent rien si les Musulmans ne savent pas reconnaître la valeur des choses ou s'ils n'ont aucun idée de ce que peut être la respectabilité. Il convenait que tout bon Britannique qui se respecte puisse afficher un trésor oriental qu'il avait extorqué à un pareil mangeur de mouton, infâme et crasseux.
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Sir Michael Loon Osborne tourna à gauche après l'échoppe d'un épicier particulièrement repoussante et pénétra dans une étroite ruelle lugubre. La chaleur qui y régnait était insupportable, étouffante. Une petite boutique sombre s'ouvrait dans cet endroit. Osborne y entra en jetant de rapides coups d'oeil sur les étalages poussiéreux. Il avança vers l'intérieur du magasin, prenant le temps d'inspecter les étagères et les comptoirs de cet incommensurable bric-à-brac.
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Un vieil homme à la longue barbe blanche, vêtu d'une tunique noire typique rehaussée d'un col blanc et arborant un large sourire édenté se tenait devant un vieux comptoir de bois usé. Il se pencha vers son nouveau client et le fixa de ses yeux jaunis.
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- Sir effendi, vous cherchez quelque chose, dit-il, dans un anglais déplorable, en ouvrant les bras comme pour accueillir un vieil ami. Vous voulez de beaux bijoux ou encore de jolis tissus pour votre femme. Vous cherchez peut-être des parures somptueuses pour votre jolie fille ?
- Pas exactement, marchand, répondit Osborne d'un ton dédaigneux. Je ne pense d'ailleurs pas trouver dans tout ce fatras un seul objet digne de curiosité. Tu n'as rien de ce que je recherche.
- Que messire se rassure, fit mielleusement le commerçant après avoir apparemment appris l'anglais en deux leçons intégrales. J'ai là un splendide lot de statues d'origine égyptienne de la XVIIIème dynastie. L'Ottoman se tourna vers une alcôve et en sortit une pipe à eau poussiéreuse. Elle aurait appartenu à notre célèbre sultan Soliman Ier, précisa-t-il. Du joli travail comme vous pouvez le constater, messire.
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Osborne se détourna du vendeur, chassant au passage deux mouches de sa cravache.
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- Tu n'as rien qui m'intéresse, petit homme. Peu importe.
- Allons, allons, effendi, regardez bien ! Je suis certain que j'ai là ce que vous recherchez. J'ai un large éventail d'objets de qualité.
- Non, décidément, tu n'as rien à me vendre !
- Attendez encore, noble seigneur occidental ... j'ai là une pièce unique venant en droite ligne d'un odieux acte de piraterie. Vous pourriez être intéressé par une telle oeuvre, j'en suis persuadé.
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Le marchand emmena Osborne dans l'arrière-boutique. la pièce était haute et sombre. Seule une petite fenêtre avait été percée en hauteur et un léger flot lumineux y pénétrait difficilement. La pièce était encombrée, comme à coté, d'un bric-à-brac disparate, mais au-dessus de tout l'amas maussade, suspendu à un mur vétuste, un tableau immense répandait son aura.
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- Magnifique, n'est-ce pas, fit le marchand avec son horrible sourire. C'est français ... seizième siècle, je crois. Une véritable pièce de musée, n'est-il pas vrai ? Et pas cher avec ça, seigneur effendi. Quelques menues monnaies tout simplement. Je suis certain qu'avec un peu de bonne volonté nous allons nous entendre ... à merveille. Je pourrais vendre la mort en flacon, croyez-moi.
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Soudain, un petit garçon écarta le rideau qui masquait à peine les pièces privées et s'avança vers Osborne. il avait le cheveu gras et les yeux les plus clairs qu'un Turc puisse avoir. Osborne lui aurait donné neuf ans au maximum, si ce n'était cette attitude que d'aucun aurait pu juger grossière, voire vulgaire. Mais le plus étrange était sous ses yeux enflammés son horrible sourire carnassier. Un véritable mâchoire. Il s'arrêta en face d'Osborne et le regarda longuement, puis, il détacha la cordelette qui maintenait le dessus de sa robe crasseuse et très lentement l'ôta complètement, restant ainsi dans la plus complète nudité au milieu de la pièce. L'Européen remarqua avec horreur que le parties génitales du garçon avaient été coupées et cautérisées au feu, de même que les pointes de ses seins. Son ventre, plus que tout, l'obsédait : il grouillait littéralement comme s'il était infesté de parasites.
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- Qui est ce garçon, croassa Osborne. Pourquoi fait-il cela ?
- C'est Azir, effendi. Il est le droit de passage, l'autorisation de quitter le magasin ... en vie. N'ayez pas peur, il va vous montrer. Dénudez-vous, restez calme et détendu et tout se passera pour le mieux.
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Automne 1897. La lune gibbeuse était haute dans le ciel, des dizaines d'étoiles brillaient comme une myriade de lucioles sur la sombre voûte céleste. Mais ce spectacle, personne ne pouvait le voir. La brume s'était levée et engloutissait maintenant toute la baie, des hautes falaises du cap au village en contrebas. La tempête faisait rage en mer jusque dans le petit port de Northbay. Celui-ci sombrait lentement dans les ténèbres ; du quai à Mainstreet, la nuit régnait en maître.
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Un bateau ayant quitté le vieux continent quelques jours plus tôt fit son apparition au large. Le vieux brick était ballotté par les flots tourmentés, le bois craquait, les voiles se tordaient. Déjà les draps noirs de l'orage paraient le ciel comme un sépulcre. Le bateau accosta difficilement. Un instant, le capitaine Winnings crut vraiment que son vaisseau allait se fracasser contre la jetée. Mais quelques manoeuvres excellemment exécutées suffirent à maintenir le bateau contre les bras du port.
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L'étrange passager qui avait fait le voyage en sa compagnie serra le main de l'officier de quart et mit enfin pied à terre, tirant sa malle derrière lui. On aurait pu ne pas l'apercevoir tant son costume était insignifiant : il portait un long macfarlane noir et sa tête était coiffée d'un couvre-chef sombre portant une bande argentée.
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Il héla une voiture pour le transporter à l'hôtel le plus proche. Il paya grassement le cocher et lui expliqua son désir de trouver une bonne chambre à moindre prix. L'homme parut réfléchir un instant, puis sourit à l'étranger. Il l'aida à monter sa malle sur le toit de l'attelage et fouetta ensuite son cheval. La calèche remontait Mainstreet au galop. Tel un fier et courageux saumon, la voiture s'approchait des hauteurs. Le cocher, un homme costaud, un peu porté sur la bouteille, emmitouflé dans un trench-coat, fouettait nerveusement les flancs de son cheval lorsque celui-ci ralentissait trop la cadence.
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Enfin, dix minutes plus tard, la voiture s'arrêta dans une petite rue sombre dans les hauteurs du village. Les façades de la bâtisse étaient noires et sales, elles semblaient presque se toucher au niveau du toit. L'homme, tout de noir vêtu, haut de taille, descendit de la conduite et s'apprêta à frapper à la porte d'une auberge. Elle était assez petite à dire vrai, pas vraiment le sommet de l'élégance, mais c'était la seule ouverte et potable dans ce petit bled voûté. Un grand panneau rouillé pendait lamentablement à ses chaînes. Un texte dont la peinture s'écaillait proclamait "Bienvenue à l'auberge du Roy Henri". Le visiteur heurta la porte du poing par trois fois. Un petit rustaud ventru et bouffi ouvrit après une attente monstrueuse. Un flot de lumière se déversa sur la route détrempée battue par le vent et la pluie. L'étranger entra sans mot dire ; il avait pour tout bagage une immense malle en bois qu'il demanda à l'aubergiste de déposer dans sa chambre. Le patron bailla et rechigna quelque peu avant de s'exécuter. Le client paya bien, sortant la monnaie sonnante et trébuchante d'une ronde bourse en cuir sous les yeux avides de l'aubergiste.
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Le lendemain, l'étranger se leva tard. Il descendit sa malle avec une agilité surprenante et fit demander par l'hôtelier une calèche. La conduite traversa la ville, tourna devant les échoppes des poissonniers et prit la route des falaises au nord-est de la commune. En passant devant le port, l'homme jeta un rapide regard au brick. Il débordait à présent de vie, des marins s'affairaient à sortir d'immenses caisses de la cale du bateau. Elles semblaient bien lourdes et les ouvriers pliaient fortement l'échine.
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L'étranger aperçut le capitaine Winnings à qui il adressa un salut poli. L'interpelé y répondit sans grande joie. A peine s'il le reconnaissait.
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La voiture remonta la route du calvaire et surplomba bientôt le village. Ce dernier s'étendait à quelques milles de Plymouth en une sorte de triangle dont la base était formée par le port et le sommet par le quartier religieux avec l'église, le cimetière et la chapelle des Wentworth, une ancienne famille noble des alentours.
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L'église était tout à fait curieuse : dans bien des aspects, elle paraissait sombre et lugubre, les pierres noires qui la formaient ressemblaient à de vieux os de quelque titan démembré, les vitraux étaient ternes et grisâtres, le toit, soufflé par les tempêtes, ravalé par l'humidité, avait fait son temps, des tuiles pendaient à travers les poutres vermoulues d'un geste à la fois macabre et esthétique. L'ensemble évoquait tristesse et découragement, pleurs de femmes et cris d'enfants pour les chers disparus.
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Tout autour s'étendait le cimetière aux tombes défoncées et écrasées dans le sol noir et suintant. L'étranger contempla gravement la mer, dune des océans, mère infidèle qui ravit les hommes aux bras qui les attendent, qui soutire l'enfant à la mater impuissante.
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Le paysage qui défilait devant ses yeux était d'une morosité éprouvante : de longues étendues vertes entrecoupées de quelques champs jaunâtre. Pas de paysan au travail pour l'instant. Rien que de vastes étendues monotones.
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La conduite stoppa enfin devant un hôtel somptueux, tout blanc, dont la façade principale était ornée de lettrines dorées. Le porche d'accueil du Nemport Osborne's Club était garni d'immenses colonnes faussement grecques qui rejoignaient le toit des dizaines de mètres plus haut. L'avant du bâtiment proposait une face terrible, impérieuse, fière et quasiment dantesque. On aurait dit un roi barbare, posément installé, observant son peuple de loin, depuis le fond de son domaine.
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L'hôtel se présentait comme un U gothique tout en rigueur et en lignes droites. L'homme passa sous le porche et pénétra dans le hall gigantesque écrasé par l'escalier de marbre blanc. il s'approcha du comptoir de réception et sourit à l'hôtesse. Elle ouvrit un livre et regarda le nouvel arrivant avec une curiosité polie et un intérêt vaguement approbateur. Il était grand de taille, près de un mètre nonante, plutôt large d'épaules, assez bel homme par ailleurs avec de longs cheveux châtain retenu en catogan, certainement pas plus âgé que trente ans.
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- Bonjour, monsieur. Soyez le bienvenu à l'hôtel Newport Osborne's Club. Que puis-je faire pour vous ?
- Bien, dit l'homme avec une voix chaude et ample, je me nomme Christopher Keitel, Baron de Landbaden. J'aurais souhaité une chambre pour quatre jours, si cela est possible en cette saison. J'escompte bien visiter les environs et me rendre ensuite dans ma famille à Birmingham.
- Vous avez fortement raison, sir, si je puis me permettre, dit la jeune femme devenue soudainement encore plus onctueuse. La campagne des environs est fort belle et luxuriante et notre hôtel est le premier de sa catégorie et de sa distinction dans cette partie de l'Angleterre. La Reine elle-même a déjà logé dans la grande suite impériale. Je vous inscrit donc pour trois nuits. Je me permets également de vous informer, sir, qu'une légère collation sera servie au thea-room vers dix heures trente ce soir. Vous pourrez en outre bénéficier des différents services sportifs de notre infrastructure dès demain ainsi que du déjeuner à sept heures trente, du dîner à midi quarante très exactement, du goûter à seize heures et du souper à huit heures. Voici, vous avez la chambre 214, aile nord. Le Directeur viendra demain soir au souper afin de vous présenter ses respects, sir. J'appelle immédiatement un chasseur qui vous conduira à votre chambre, sir. Si vous voulez bien patienter quelques instants.
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La jeune fille fit retentir une sonnette et aussitôt un homme de petite taille, étriqué dans son costume rouge apparut. Il salua respectueusement sa supérieure et écouta les ordres avant de dodeliner de la tête. Ensuite, il s'avança vers Keitel, se courba pour le saluer et empoigna vivement la malle.
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Une fois installé, Keitel défit ses valises et rangea ses linges dans les armoires. Il déposa trois livres à couverture rouge sur la table de merisier du salon attenant et une petite statuette de lion gravée. Ensuite, il se rendit dans la salle de bain.
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Le jour suivant, Christopher débarqua dans les jardins de l'hôtel vers dix heures trente. L'arrière du bâtiment était encore plus somptueux que l'avant. D'immenses terrasses de marbre rose encerclaient le restaurant du premier étage. Les fenêtres des chambres ouvraient largement les murs roses et blancs du palace. Tout en haut, un clocheton jetait une ombre pointue sur les toits. Les installations jouxtaient un manège superbe et une piscine couverte. Plus à l'ouest, des terrains de tennis et de golf agrémentaient le paysage. Dans le petit parc entourant la piscine, un kiosque semblait prévu pour accueillir tout un orchestre avec grosses caisses et tromblons. Christopher longea l'allée centrale du jardin exotique et s'enfonça dans le bois domanial.
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La journée était belle, le soleil paraissait vouloir montrer ses ailes dorées plus tôt qu'à l'habitude. Sur le chemin du retour, Christopher croisa un jeune homme étendu dans l'herbe et lisant un petit roman élimé. Il était plutôt beau garçon : des cheveux blonds comme les blés encadrant un visage angélique et candide qui lui rappelait celui de son propre fils, des gestes amples et nerveux lorsqu'il s'exprimait et un léger tressaillement dans la voix comme avant une mue définitive. Christopher se présenta et apprit de l'autre qu'il était le petit-fils du Directeur, Nathanaël Osborne. Keitel parut surpris. Il ne voyait pas à l'évidence la ressemblance entre le jeune homme qui se trouvait devant ses yeux et le vieux barbon qu'il avait aperçu la veille et qu'il lui faudrait rencontrer aujourd'hui. C'était cet homme le but de sa visite dans cet hôtel. S'il lui fallait sauver ce jeune homme des antécédents de sa monstrueuse famille, il devait agir vite, réfléchir rapidement et agir très vite, il le sentait.
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Les deux jeunes hommes se retrouvèrent autour d'un sherry au Yellow's bar. Ce dernier se situait au rez-de-chaussée de l'hôtel, dans l'aile gauche. De nombreux tableaux à motifs marins ornaient les murs de la taverne. Partout, des filets, des modèles réduits, pendaient librement.
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Il y avait peu de monde en ce moment dans le Newport. Au soir, il y avait même suffisamment de places pour tous les logeurs. Christopher s'installa à une table jouxtant une fenêtre en compagnie de son nouveau condisciple. Dans les jardins, des dames promenaient leurs toutous courts sur pattes tandis que leurs maris, durant la journée, lorgnaient d'un oeil égrillard les jeunes donzelles occupées à se faire dorer le long de la piscine et jouaient aux cartes ou au bridge la nuit venue.
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- Hé bien, commença Christopher. Dites-moi, mon ami, que faites-vous en été lorsque le temps se prête plus à de longues promenades sous les ifs ? Restez-vous ici toute l'année ?
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